Elles mettaient en général plusieurs jours à téléphoner, parfois une semaine ou plus. Triste constat, de voir combien une fille pouvait résister aux mauvais traitements avant de chercher à y échapper. Celle-ci avait tenu moins de vingt-quatre heures. Elle avait dû souffrir entre les mains de ces monstres, mais il ne voulait pas y penser.
Il s’était rendu à l’appartement en taxi cet après-midi-là, pour éviter qu’on ne reconnaisse sa voiture. L’ouverture de la porte fut déclenchée quand il sonna à l’interphone. Il entra. La femme plus âgée l’attendait sur le palier, dans une tenue bien trop apprêtée pour les circonstances.
« Bonjour, chéri, lança-t-elle avec son fort accent. C’est première fois ?
— Oui, mentit-il.
— Ne t’inquiète pas, dit-elle en lui faisant signe de monter. Tu as satisfaction. »
À l’intérieur, trois hommes se tenaient à l’étroit dans la cuisine. Deux étaient des gars du coin, à en juger par leurs tatouages et leurs vêtements. Le troisième avait l’air étranger. Costaud, avec bedaine et gros doigts.
Il s’arrêta, hésitant à franchir le seuil.
L’un des hommes leva les yeux, le regarda sans manifester aucune réaction, puis continua à parler avec ses amis.
« Allez, viens, dit la femme. Ne sois pas timide. »
Il entra dans l’appartement, se demandant pourquoi il était si nerveux. Ce n’était pourtant pas la première fois qu’il pénétrait dans ce genre d’endroit. Loin s’en fallait.
« C’est cinquante livres pour massage, dit la femme en tendant la main.
— Pardon ? fit-il, feignant de ne pas comprendre.
— Tu donnes cinquante pour massage, expliqua la femme. Tu veux autre chose, c’est entre elle et toi.
— Ah. » Il sortit son portefeuille et lui remit deux billets de vingt livres et un de dix.
« C’est bon », dit-elle avec un sourire qui découvrit ses dents jaunes.
La nicotine, pensa-t-il.
Elle glissa les billets dans son chemisier, montrant ostensiblement son soutien-gorge. Une vision dont il se serait bien passé.
« Viens, dit-elle. Elle s’appelle Olga. »
Sur la vingtaine de filles auxquelles il avait rendu visite dans des appartements similaires, au moins un tiers s’appelaient Olga. La plupart avaient les yeux creux et se comportaient comme des marionnettes. Elles disaient bonjour, s’il vous plaît, et merci. Lorsqu’il expliquait qu’il ne voulait rien, elles continuaient malgré tout à le tirer par ses vêtements. Celles-là étaient perdues. Il ne pouvait rien pour elles.
Mais quelques-unes étaient encore vivantes à l’intérieur. Elles l’écoutaient. L’espoir et une ferveur mêlée de crainte s’allumaient dans leurs regards quand il parlait de salut. Elles lui téléphonaient. Plus tard.
La femme l’entraîna dans le salon et ouvrit une porte. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Dans la cuisine, l’un des hommes prit son manteau, salua ses compagnons et sortit. Aucun ne prêta attention au visiteur qui les regardait.
« Viens, répéta la femme. Elle est gentille. Tu verras, elle te plaît. »
Elle entra dans la chambre.
Il suivit.
Elle désigna de la main la fille assise sur le lit.
La fille leva les yeux. À peine un regard, mais suffisant pour voir qu’elle conservait encore son âme. Ils ne la lui avaient pas volée. Il pourrait la sauver.
Silencieusement, il remercia le Seigneur très haut.
13
Les autres attendaient quand Herkus et ses amis étaient arrivés dans la vieille BMW. Ce crétin de Sam conduisait, le canon du Glock appuyé contre le dossier de son siège. Darius avait voyagé dans le coffre, où il était monté avec un soupir douloureux sur ordre d’Herkus.
À présent, Darius et Sam étaient assis côte à côte, chacun ligoté sur une chaise avec un câble. Herkus les dominait de toute sa hauteur, soufflant sur ses doigts pour les réchauffer. Les autres, Matas et Valdas, se tenaient immobiles contre le rideau de fer qui fermait le local.
En chemin, Herkus avait appelé Arturas et annoncé qu’il emmenait les deux hommes à l’entrepôt. « Fais ce qui est nécessaire », avait répondu Arturas. Que ça dérange quelqu’un ou non, on s’en fichait.
Les vies de ces deux hommes ne valaient plus un kopeck maintenant. Herkus était tranquille.
Il faisait aussi froid à l’intérieur qu’au-dehors. Le hangar s’élevait sur un site industriel au nord de la ville, au milieu d’une dizaine de bâtiments identiques laissés à l’abandon. L’endroit avait appartenu à un certain McGinty. Herkus savait par ouï-dire qu’un flic véreux y avait été tué par un fou nommé Fegan, après quoi la construction du lotissement d’habitations qui devait remplacer les entrepôts avait été suspendue pour une durée indéterminée.
Herkus examina tour à tour ses prisonniers. Sam était aussi bête que son imbécile de frère, deux petites frappes maintenues en selle par une grosse organisation. Pas étonnant qu’Arturas méprise autant ses partenaires au sein du mouvement loyaliste ; si le personnel standard se limitait à ça, que Dieu leur vienne en aide.
Darius, c’était une autre histoire. Pas le plus futé parmi les hommes de main d’Arturas, mais il avait du cœur. Et une vraie force physique. Une montagne, ce type. Plus costaud encore qu’Herkus.
Par lequel allait-il commencer ? Darius, pensa-t-il d’abord. Histoire de montrer à Sam que l’affaire était grave. D’un autre côté, Darius pouvait encore servir. En tout cas pour l’instant.
Bon, alors Sam.
Herkus déchira deux bandes de tissu, les roula en boule et se les enfonça dans les oreilles. Il sortit le Glock 17 de sa poche et appliqua le canon contre le front de Sam.
« Où est Tomas ? demanda-t-il.
— Je sais pas, gémit Sam. Putain, je te jure que… »
Herkus pressa la détente et cria : « Bang ! »
Sam hurla. Une tache sombre s’étala sur l’entrejambe de son pantalon.
Herkus rit. « Autre chose à propos de Glock 17, dit-il. Pas de cartouche dans magasin, pas de bang. »
Il fit coulisser la glissière.
« Maintenant, il fait bang », dit-il.
Herkus appuya de nouveau le canon contre le front de Sam.
Le liquide ruissela sous le pantalon.
« Où est Tomas ? interrogea Herkus.
— Il est mort ! s’écria Sam. Elle l’a tué. »
Le cœur d’Herkus se serra. Il ferma les yeux.
« Qui l’a tué ? demanda-t-il en les rouvrant.
— La fille, répondit Sam. Avec un tesson de verre, un morceau du miroir… Elle lui a tranché la gorge. On a paniqué. On les a fourrés tous les deux dans le coffre de la voiture et on est allés au port pour s’en débarrasser. Elle s’est taillée. On a laissé Tomas sur le bord de la route. »
Il levait ses yeux écarquillés et pleins de larmes vers Herkus. « Bon sang, je suis désolé. On savait pas quoi faire, on a eu peur, désolé, oh mon Dieu, je… »
Herkus tira.
L’arrière du crâne de Sam explosa.
Darius se mit à pleurer.
Herkus colla le canon contre le front de son vieil ami.
« Raconte-moi tout », dit-il.
14
Arturas Strazdas appuya sur le bouton rouge de son téléphone avant qu’Herkus n’ait fini de parler. Il regarda fixement l’écran, sans rien voir.