Tomas, mort.
Tué par une pute.
Abandonné sur une route comme un chien.
Strazdas poussa un rugissement et lança le téléphone contre le mur. Il brûlait à l’intérieur, son cœur chauffé à blanc. Attrapant ses cheveux à pleines mains, il tira jusqu’à avoir envie de hurler. Il ferma son poing droit et se frappa le front et les tempes, encore et encore, vacillant comme un ivrogne, se jetant contre le mur.
Mais le feu en lui ne s’apaisait pas.
Il releva la manche gauche de sa chemise pour dénuder son avant-bras et referma ses dents sur la peau pâle.
Oh, la douleur. Une torche incandescente, aspirant enfin la colère. Son esprit retrouva l’équilibre. Il desserra lentement les dents, sentit un goût de métal.
La honte le frappa avec violence, comme un coup de poing au ventre. Il n’avait jamais parlé, ne parlerait jamais à âme qui vive de sa colère. Cette colère qui le conduisait parfois à se faire souffrir lui-même. À se meurtrir. Et, plus rarement, à répandre son propre sang.
Strazdas respira avec force, inspirant par le nez, expirant par la bouche, jusqu’à ce que son cœur se calme dans sa poitrine. Il alla au lavabo de la salle de bains et tourna le robinet d’eau froide. Penché sur la vasque de marbre, il tint son avant-bras sous l’eau et regarda les traînées rouges s’écouler par la bonde.
Il pesta contre lui-même.
Dix ans ou plus qu’il succombait à ces crises, chaque fois se laissant déborder. Ça retombait aussi vite que c’était monté. D’abord la colère, ensuite la douleur pour la noyer, puis la honte.
Un jour, dans l’appartement de Bruxelles, la femme de ménage l’avait surpris en train de se gifler et de mordre sa main. Elle lui avait demandé si tout allait bien. Il avait répondu, oui, pas de problème, qu’elle ne s’inquiète pas.
Le corps de la femme n’avait jamais été retrouvé.
Strazdas déchira une douzaine de feuilles de papier-toilette, les froissa en boule, et comprima la marque sanglante en forme d’ellipse sur son bras. Se redressant, il contempla son reflet dans le miroir. Un bel homme, lui avait-on dit. Cheveux noirs épais et yeux bleus. Belle peau, traits fins.
Il cracha sur le miroir.
La salive s’étoila en coulant le long du verre.
Arturas Strazdas se doutait que quelque chose ne tournait pas rond chez lui, mais il n’avait aucune idée de ce qu’il pouvait faire pour aller mieux. Il lui semblait souvent que sa vie se jouait sous ses yeux, qu’il était le spectateur de ses jours. Il n’avait jamais eu de femme hormis celles qu’il payait, aucun ami qui ne le craigne pas, et il savait qu’il mourrait seul.
Il avait toujours pressenti qu’il enterrerait son frère.
Mon Dieu, Tomas.
Strazdas attrapa une serviette et essuya la bave en évitant à présent de croiser son regard dans la glace. Il la jeta dans le lavabo, retourna dans la chambre et s’assit sur le bord du lit.
Tomas, mort.
Quel effet cela faisait-il de se sentir en deuil ? Strazdas ne se rappelait l’avoir jamais éprouvé. Quand il avait appris par un oncle que son père était mort, il avait joué le rôle du fils affligé, mais tout au fond, il se réjouissait. Jamais il n’avait pleuré le décès de quiconque.
Il ferma les yeux et fouilla en lui-même, cherchant à déceler une trace de chagrin. Quelque chose se logeait là, dans son cœur, qui était peut-être de l’affection pour son frère. Mais s’y mêlait à part égale le soulagement de ne plus jamais avoir à gérer les catastrophes provoquées par Tomas. Deux sentiments qu’étouffait largement, plus que tout, la colère de savoir que quelqu’un de sa propre famille s’était fait descendre par une pute.
Oui, voilà, attrape ça. Empare-toi de la colère.
Un être humain digne de ce nom n’éprouverait-il pas de la colère face au meurtre de son frère ? Si, bien sûr. Assassiné par une pute. Strazdas se saisit de sa rage, et la guida jusqu’à son cœur.
Ne m’appelle pas tant que tu ne l’auras pas trouvé, avait dit sa mère.
« Je l’ai trouvé », dit Strazdas en s’adressant à la chambre vide.
Il devait appeler sa mère maintenant. Lui raconter ce qui s’était passé. Peut-être attendrait-il d’avoir rassemblé plus d’informations ? Non, cela n’aiderait en rien. Elle le lui reprocherait, et elle le punirait pour chaque seconde qui s’était écoulée avant qu’il ne révèle ce qu’il savait. Chaque minute qu’il tentait de gagner en repoussant le moment redouté ne lui vaudrait qu’une minute de fureur supplémentaire.
Il se leva, passa dans le salon et ramassa son portable par terre. Une fissure au dos de l’appareil, résultat de l’impact contre le mur. Il ouvrit sa liste de contacts. Le numéro était enregistré sous Laima. Jamais il ne l’appellerait ainsi en face, bien sûr, mais on ne pouvait décemment pas inscrire « Maman » dans son répertoire.
Avant d’appuyer sur la touche, il tapota du doigt la table en verre pour recueillir le reste de la poudre puis se frotta les gencives, ressentant immédiatement une fraîche sensation d’anesthésie.
Allez, appelle.
Tandis que la tonalité de la Belgique résonnait dans ses oreilles, il se représenta le salon, vaste et ouvert, le téléphone sur l’élégante table d’appoint, près du luxueux canapé qu’il avait offert à sa mère. Il la vit allumer les lumières dans l’appartement obscur, s’approcher de l’appareil, décrocher le combiné, le regard brouillé par le sommeil et les larmes.
« Allô ? fit-elle.
— C’est moi. »
Silence. Puis : « Je t’écoute.
— Tomas est mort », dit-il.
Un vacarme déformé par les ondes quand le téléphone tomba sur le plancher de l’appartement. Un cri étranglé, comme un animal pris dans un piège. Il écouta, pendant une minute ou plus, les sanglots étouffés et les gémissements aigus, puis le bruit cessa aussi brusquement qu’une aiguille soulevée du sillon d’un vieux disque vinyle. Elle reprit le combiné.
« Comment ? »
Strazdas raconta tout. La prostituée, Tomas qui voulait lui apprendre le métier et qu’elle avait égorgé avec un tesson de verre, la panique de Darius décidant de jeter le corps à l’eau avec l’autre imbécile, et la putain qui s’était échappée.
Lorsqu’il eut terminé, la respiration plus calme de sa mère lui parvint au bout du fil. Enfin, elle dit : « Tue-la.
— Oui, répondit Strazdas.
— Assure-toi qu’elle souffre, cette salope, pour ce qu’elle a fait à mon fils. »
Il redevenait un enfant, honteux d’avoir mouillé son lit, portant l’empreinte rouge de la dure main maternelle sur les jambes. « Oui, d’accord.
— Et les autres responsables, et tous ceux qui te barrent la route. Tu m’entends ? »
Ou un jeune adolescent, surpris la main dans son pantalon, devant sa mère dont la bouche était tordue par le dégoût. « Oui, dit-il.
— Tue-les tous. »
Sa vessie lui faisait mal. « Oui. »
Un déclic brutal, et ce fut tout.
Il se précipita dans la salle de bains.
15
Une camionnette Toyota blanche approcha, ses phares inondèrent les ombres sous le pont. Galya se plaqua en frissonnant contre le pilier, la joue posée sur le froid glacé du béton.
La camionnette ralentit. La vitre s’abaissa, révélant le visage lunaire du conducteur.
Galya s’avança et se laissa prendre dans la lumière.
L’homme au volant sourit. Il se pencha pour ouvrir la portière côté passager, puis, se redressant, lui parla par la fenêtre.