« Monte », dit-il.
Il était venu à elle l’après-midi. Lorsqu’il était entré dans la chambre, sous la conduite de Rasa, elle l’avait regardé furtivement avant de baisser la tête.
Rasa s’adressa à lui en anglais : « Profite bien, elle est nouvelle. Personne ne l’a jamais touchée. »
Elle referma la porte, le laissant seul avec Galya.
Il s’attarda à l’extrémité de la pièce, ses yeux tels des gouttes d’huile noire sur son visage rond, ses cheveux drus et sombres rejetés en arrière, sa barbe épaisse cernant l’entaille rouge de sa bouche. Une cicatrice rose creusait un sillon qui courait depuis le milieu de son front jusqu’au bord extérieur de son sourcil droit. Trente-huit, trente-neuf ans, peut-être quarante. Galya l’examinait du coin de l’œil.
« Bonjour », dit-il.
Galya tenta de répondre, mais ne réussit qu’à émettre un murmure étranglé.
« Je peux m’asseoir ? » demanda-t-il.
Galya recula vers la tête du lit. Quand il prit place, son poids fit bouger le matelas, comme un bateau mollement soulevé par une vague à donner la nausée. Elle ne le regardait pas, mais sentait l’attention qu’il portait à sa peau nue. Sans réfléchir, elle posa un bras en travers de ses seins, l’autre sur ses jambes pour serrer son genou dans sa main.
« Je m’appelle Billy », dit-il.
Galya ne répondit pas.
« C’est vrai, je suis ton premier client ? » demanda-t-il.
Galya déglutit, les lèvres serrées.
« Personne ne t’a encore touchée ? »
Galya fixait les motifs du papier mural aux couleurs défraîchies.
« Tant mieux, dit-il. Alors, il n’est pas trop tard. »
Il s’agenouilla par terre, face à elle, à la manière d’un prétendant qui fait sa demande en mariage.
« Je peux t’aider », dit-il. Il avait un accent doux, sirupeux, non pas dur et coupant comme les autres hommes, les propriétaires de l’appartement. Un Anglais, peut-être, elle n’aurait pu se prononcer avec certitude.
Quand elle leva les yeux, il soutint son regard, fermement, avec une expression sincère sur le visage.
« Si tu réussis à t’enfuir d’ici, reprit-il, je pourrai t’aider. »
Galya voulut parler, mais elle referma la bouche en s’apercevant qu’elle ne trouvait pas les mots.
« Je t’en prie, crois-moi, dit-il. Je peux t’aider. Si tu parviens à t’évader, ne dis à personne où tu vas. Je t’aiderai à rentrer chez toi. Comment t’appelles-tu ? »
Galya fit non de la tête.
« Mon nom est Billy Crawford, poursuivit-il. Je suis pasteur. De l’Église baptiste, mais on ne m’a pas attribué de paroisse. À la place, je m’occupe de filles comme toi, je les aide à échapper à ça. Tu comprends ? »
Il tendit la main vers Galya. Elle se déroba.
« Ne t’inquiète pas, je ne te ferai pas de mal. » Il parlait d’une voix douce, comme pour calmer un chiot tremblant. « Regarde. »
Il balança sous les yeux de Galya une fine chaîne d’argent à laquelle était suspendue une croix.
« C’est pour toi, dit-il. Afin que Jésus te protège. »
Il voulut lui passer la chaînette autour du cou. Elle tressaillit.
« Pardonne-moi », dit-il en laissant retomber ses mains, posant la croix sur ses genoux. « Je ne voulais pas t’effrayer. Je sais que tu as peur. Je sais que tu n’as pas choisi d’être ici. C’est vrai, n’est-ce pas ? »
Galya aurait voulu secouer la tête, répondre que, non, elle n’était pas ici de son plein gré. Au lieu de quoi, elle détourna les yeux.
« Ne t’inquiète pas, répéta-t-il. Je suis là pour t’aider. Je peux t’aider à rentrer chez toi, à partir loin de ces gens. »
Partir.
Un mot tellement énorme. Si énorme qu’on pouvait le dire de bien des façons en russe. Partir, comme elle avait désiré quitter la ferme de Mama et son village. Se libérer des liens qui la retenaient là-bas. S’installer ailleurs et avoir une vie à elle.
De telles idées lui paraissaient ridicules maintenant, mais le mot pesait toujours aussi lourd. Elle voulait partir d’ici, plus ardemment que tout ce qu’elle avait pu souhaiter jusqu’à présent.
Aussi, quand il tendit de nouveau les mains vers elle, elle inclina la tête et lui permit de passer la chaîne autour de son cou. La croix était froide sur sa peau. Elle l’effleura du bout des doigts, éprouva la dureté de ses arêtes.
« Jésus te protégera, dit-il. Il te protégera et Il t’aidera à échapper à ces gens. Tu me comprends ? »
Galya hocha la tête, imperceptiblement.
« Bien. » Un sourire fendit sa face lunaire. Il lui prit la main et glissa dans sa paume un bout de papier sur lequel étaient inscrits des chiffres au crayon, chacun tracé avec une précision inimaginable. « Quand tu te seras échappée d’ici, appelle-moi. Tu comprends ? Appelle-moi. Je peux te sauver. »
Il se leva, alla ouvrir la porte, et la laissa seule dans la chambre. Galya fixa les numéros sur le morceau de papier. Elle saisit la croix qui reposait entre ses seins, la tourna dans la lumière, la porta à ses lèvres, l’embrassa.
Des pas sonores, rapides, approchaient de l’autre côté de la porte. Galya froissa le papier et le repoussa sous l’oreiller. Elle ôta la chaîne, s’apprêtant à la cacher aussi, mais la porte s’ouvrit. Elle serrait la croix dans son poing quand Rasa entra et demanda : « Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Rien.
— Exactement, dit Rasa en s’avançant vers le lit. Rien.
— Il a juste… »
La main ouverte de Rasa s’abattit sur sa joue. D’abord le choc, puis la brûlure, et ensuite la douleur. « Rien. Tu n’as rien fait pour lui.
— Il voulait seulement parler », dit Galya, la gorge serrée par les larmes. Elle montra la croix. « Regardez. Il m’a donné ça. »
La main de Rasa frappa à nouveau, laissant sa marque cuisante sur l’autre joue de Galya. « Les hommes ne veulent pas parler, dit-elle. Les hommes veulent baiser. Sale petite garce. Aucune gratitude ! Après tout ce que j’ai fait pour toi. »
Les larmes de Galya jaillirent. « Mais il ne voulait pas… »
Elle poussa un cri quand Rasa l’attrapa par les cheveux pour l’obliger à se lever. « Tout ce qu’ils veulent, c’est baiser. Tu n’es là que pour ça. »
Rasa la jeta contre la commode, provoquant un remue-ménage parmi les flacons de lotion et les produits de maquillage. Le miroir trembla sur sa base, puis, dans sa chute, se répandit en éclats sur le plancher.
« Regarde un peu ce que tu as fait ! dit Rasa en marchant résolument vers la porte. Range-moi tout ça. »
La porte claqua. Galya se mit à genoux au milieu du verre brisé, pleurant tandis qu’elle ramassait les morceaux et les déposait dans la petite corbeille près de la commode.
L’homme plein de bonté pourrait peut-être la sauver. Ou pas. De toute façon, ça n’avait pas d’importance, tant qu’elle resterait ici, prisonnière de Rasa et des hommes à qui celle-ci l’avait vendue. Bientôt un autre homme viendrait, un homme qui ne serait pas bon, et elle devrait faire des choses pour lui. Son estomac se souleva à cette pensée.
Galya attrapa le plus gros morceau de verre, long comme une lame de couteau, sur lequel étaient retombées la croix et la chaîne.
« Je t’emmène chez moi, dit Billy Crawford en passant une vitesse dans la camionnette qui démarrait. Tu y seras en sécurité pour l’instant. Attache ta ceinture. »