Galya obéit. Il remarqua le rouge profond qui tachait ses vêtements et ses mains.
« Qu’est-ce qui t’est arrivé ? » demanda-t-il.
Elle regardait droit devant. « J’ai tué un homme. »
La ceinture de sécurité lui barra la poitrine au moment où le conducteur écrasa la pédale du frein. Il se détacha et descendit de voiture. Son visage large apparut, blanc dans la lumière des phares, tandis qu’il contournait la camionnette et s’approchait de la portière du passager qu’il ouvrit d’un coup.
« Descends », ordonna-t-il.
Galya le regarda sans comprendre.
« Dépêche-toi. »
Elle ôta sa ceinture et mit pied à terre.
« Je ne peux pas t’aider, dit-il. Tu dois t’en aller.
— Mais vous avez dit…
— Je ne peux pas. C’est trop dangereux. »
La poitrine de Galya se serra d’inquiétude. « Vous avez promis de m’aider. »
Il marchait de long en large, les yeux hagards. « Si la police te recherche, ils vont me… »
Laissant sa phrase en suspens, il se mordit les phalanges.
Galya sentit quelque chose s’effondrer en elle. Cet homme étrange, gentil, lui avait donné de l’espoir. Allait-il le reprendre maintenant, et l’abandonner, dans cette ville glacée ? Elle lutta pour refouler ses larmes, la poitrine douloureuse.
Il cessa de faire les cent pas, se passa les mains sur le visage. « Raconte-moi ce qui s’est passé.
— Il ne faut pas rester ici », dit Galya.
Il lui serra les bras entre ses doigts à la peau rêche. « Raconte-moi ce qui s’est passé.
— Un homme est venu, un Lituanien. Il a dit, il va me dresser et me montrer comment faire ça bien. Il me met sur le lit. Il me fait mal. Je ne veux pas. »
Elle mimait la scène avec ses mains, tâtonnant pour trouver les mots en anglais.
« J’ai pris morceau de verre du miroir. Quand je casse le miroir, je l’entoure avec drap du lit pour faire couteau. Je lui ai dit de me laisser tranquille. Il est en colère. Il crie. Il essaye de me prendre le verre. Je ne voulais pas le tuer. Je veux juste rentrer chez moi. »
Il relâcha son étreinte et fit un pas en arrière. « C’est trop risqué », dit-il, se parlant à lui-même plus qu’à Galya. « Je ne peux pas. Pas cette fois. »
Galya le tira par sa chemise. « S’il vous plaît, monsieur, vous avez dit vous m’aiderez si je leur échappe. »
Il repoussa sa main. « Pas comme ça. La police viendra te chercher. Je ne peux pas… »
Il se tut en entendant une sirène au loin. Ses épaules se soulevaient et s’abaissaient, tandis que son haleine projetait entre eux des volutes de buée.
« Calme-toi », dit-il.
Galya comprit qu’il ne s’adressait pas à elle.
Il fit un tour sur lui-même, examinant les environs, puis son regard s’arrêta sur la plaque minéralogique de la camionnette. Enfin, il se tourna à nouveau vers Galya.
Elle plongea la main sous son sweat-shirt taché de sang et sortit la chaîne qu’elle portait autour du cou.
« Vous m’avez donné ça, dit-elle en montrant la croix. Vous avez dit, Jésus me protégera. Il l’a fait. Il m’a montré comment partir de là-bas. »
Il ferma les yeux, entrant dans une communion silencieuse avec lui-même. Puis ses paupières se relevèrent, son souffle s’apaisa. Il avait pris sa décision.
« Très bien, dit-il. Viens. »
16
Susan recula pour laisser entrer Lennon. Il lui tendit le courrier qu’il venait d’intercepter en croisant le facteur au pied de l’immeuble.
« Tu as vraiment une sale tête, dit-elle.
— Merci. Ellen est réveillée ?
— Depuis une demi-heure, répondit-elle en partant vers sa minuscule cuisine. Elle est dans la chambre de Lucy. J’allais justement leur préparer un petit déjeuner. Café ?
— Oui, s’il te plaît », dit-il en s’asseyant à la table.
Il posa de côté le courrier adressé à Susan et ouvrit le sien. Une facture, une lettre de rappel, et une carte de Noël portant le cachet postal de la République d’Irlande, envoyée de Finglas.
Susan versa du café instantané puis de l’eau bouillante dans deux mugs. Sans demander, elle ajouta deux sucres pour Lennon, remua, et posa la tasse devant lui.
« Détends-toi cinq minutes, dit-elle. Ellen est contente, elle joue. »
Lennon la remercia d’un sourire et but une gorgée.
La carte était un vulgaire modèle de supermarché, avec couleurs criardes et sentiments à l’eau de rose. Il regarda à l’intérieur et sentit un frémissement parcourir ses terminaisons nerveuses.
La lettre V, rien d’autre, y était tracée, comme par la main malhabile d’un enfant.
Il demeura pétrifié, tandis que son esprit lancé à toute allure passait en revue diverses possibilités. Une sale blague, peut-être. Ou alors, il se trompait, croyant reconnaître un caractère dans ces deux traits gribouillés qui se rejoignaient sans aucune signification.
Près de lui, Susan demanda : « Quelque chose ne va pas ? Tu trembles.
— Non, rien. » Il referma la carte, avec dans la tête le souvenir brûlant du Voyageur[2] et de son sourire narquois.
Lennon l’avait arrêté après que ce dernier eut échoué dans sa tentative de kidnapper Ellen à l’hôpital Royal Victoria. Il se rappelait ses sarcasmes, son rire gouailleur, sa folie. Le Voyageur s’était échappé avec l’aide de Dan Hewitt — ainsi que le soupçonnait Lennon — et avait renouvelé son assaut, réussissant cette fois à enlever Ellen et Marie, alors que Lennon les croyait en lieu sûr, pour les conduire dans une maison appartenant à un vieil homme assoiffé de vengeance nommé Bull O’Kane.
Marie n’était jamais ressortie vivante de cette maison en flammes, et, jusqu’à aujourd’hui, Lennon gardait la certitude que le Voyageur non plus n’avait pas réchappé à l’incendie.
Bien sûr que non, se dit Lennon. Ils avaient retourné l’endroit, découvert plus d’une demi-douzaine de corps dans les décombres fumants. Il était impossible que le Voyageur s’en soit tiré.
Une mauvaise plaisanterie, il n’y avait pas d’autre explication. Peut-être encore un complice de Dan Hewitt.
Le portable de Lennon sonna. Il accueillit avec gratitude cette interruption dans le cours de ses pensées.
C’était le sergent Darren Moffat, l’officier de service. « Je voulais juste vous signaler quelque chose, dit-il. Deux corps ont été retrouvés dans un entrepôt du District D, près de Newtownabbey, il y a environ quarante-cinq minutes. Un agent présent sur les lieux en a identifié un, sans hésitation. Un gars franchement prévisible, du nom de Sam Mawhinney. »
Lennon coinça le téléphone contre son épaule et déchira la carte de Noël. Sous les yeux de Susan, il se leva et jeta les morceaux dans la poubelle.
« Et en quoi ça m’intéresse ? » demanda-t-il en s’efforçant d’oublier la carte pour se concentrer sur l’information de Moffat. Il reprit place à la table et, du bout des doigts, massa son front que la fatigue rendait douloureux.
« Le nom me disait quelque chose, expliqua Moffat. Ça ne m’est pas revenu tout de suite… Mais ce matin, en cherchant des infos pour le sergent Connolly, j’ai ressorti le fichier des arrestations du Lituanien qui a été assassiné hier soir. »
Lennon se raidit. « Et alors ?
— Sam Mawhinney et son frère Mark ont été arrêtés une fois, en même temps que M. Thomas Strazdas. Une agression dans le square près du cinéma, à Dublin Road.