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Le trajet avait duré moins de quinze minutes, estimait-elle. Il lui avait ordonné de se tasser sur son siège afin ne pas être vue. Elle avait obéi, jusqu’au moment où, sentant la camionnette ralentir, elle s’était redressée à l’approche de la maison. Celle-ci lui parut à l’abandon, ainsi que sa voisine, les deux constructions se distinguant des autres dans la rue tranquille, au creux d’un virage.

Le véhicule contourna la bâtisse, et elle attendit sans bouger sur son siège pendant qu’il ouvrait le portail de la petite cour. Derrière une autre portion de terrain vague qui jouxtait la maison, elle aperçut les silhouettes allongées de bâtiments industriels. Un lieu étrangement isolé, coupé du monde tout autour, et pourtant Galya entendait encore le vrombissement de la ville pas si lointaine.

Une fois à l’intérieur, il l’entraîna dans un escalier, prit une serviette dans un placard sur le palier, et la conduisit à une salle de bains.

Elle en ressortit au bout de dix minutes, après avoir fait une scrupuleuse toilette, mais toujours vêtue des vêtements imprégnés de sang qu’elle portait en arrivant. Un petit cri lui échappa quand elle le découvrit à l’endroit même où elle l’avait quitté. Il attendait. Il souriait. Elle eut la vision d’un vautour, surveillant un animal à l’agonie. Il lui passa une couverture autour des épaules, et elle s’en voulut d’éprouver pareille ingratitude.

À présent, le doute la saisissait de nouveau.

« Vous avez dit que vous étiez prêtre, dit-elle, palpant du bout des doigts la croix qu’il lui avait donnée.

— Pasteur », précisa-t-il. Il versa de l’eau bouillante sur les granulés de café. « Pasteur baptiste… Je m’appelle Billy Crawford.

— Où est votre église ? » demanda-t-elle.

Il posa le mug de café devant elle et s’assit à la table. « Je n’en ai pas », dit-il, d’une voix douce comme le baiser d’un enfant. Il but une autre gorgée de son panaché lait-citron. « J’ai été ordonné il y a cinq ans, mais je ne suis attaché à aucune paroisse. Je voulais œuvrer pour la communauté. En aidant des gens comme toi. »

Galya porta le café à ses lèvres. Il était amer, rance. Elle retint une grimace. La neige tombait à nouveau derrière la fenêtre, plus fort, se déposant en couche sur les machines et les outils épars dans la cour.

Il suivit son regard. « Je dois gagner ma vie, expliqua-t-il. Je suis employé sur des chantiers de temps à autre. J’ai toujours travaillé de mes mains. » Il écarta ses doigts trapus sur la table, puis désigna la longue cicatrice qui lui barrait le front. « C’est comme ça que je me suis blessé. Un parpaing est tombé d’une palette et je l’ai reçu au-dessus de l’œil. Une douzaine de points de suture. Depuis, je porte toujours un casque. Mais il n’y a pas beaucoup de travail en ce moment. C’est calme… Tant pis. Ça me laisse plus de temps pour aider les filles comme toi. Veux-tu de mon aide ? »

Pour éviter de mentir, Galya répondit : « Je ne sais pas.

— Tu devrais accepter, dit-il, un sourire ridant son large visage. Parce que c’est ce que Jésus m’a demandé de faire. Aider des filles comme toi. J’ai mis du temps à le comprendre, je ne voyais pas ce qu’Il attendait de moi, mais Il a fini par me le montrer. J’ai aidé beaucoup de filles comme toi.

— Combien ? demanda Galya.

— Tu seras la sixième, dit-il, avec une fierté manifeste. Toutes semblables à toi, venues de pays lointains, amenées ici par des hommes mauvais pour être vendues comme de la viande. Avec Son aide, je les ai sauvées.

— Comment allez-vous m’aider ? demanda Galya.

— Tu parles très bien anglais, observa-t-il. Où as-tu appris ?

— À l’école, répondit-elle. Et en regardant des films. Je voulais devenir traductrice. Ou professeur.

— C’est encore possible, dit Billy. Quand tu seras rentrée chez toi, tu pourras faire tout ce que tu veux.

— Non », dit Galya. Elle reposa le mug. « Aller à l’université, c’est trop cher. Je dois m’occuper de mon frère Maksim. Il est resté tout seul là-bas. Il n’a pas d’argent pour manger. C’est pour ça que je suis venue ici, pour gagner de l’argent et lui envoyer.

— Mais ils t’ont menti, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Quel âge as-tu ?

— Dix-neuf ans. »

Il sourit. « Si jeune, dit-il. Trop jeune pour être traitée ainsi, volée par ces brutes. Parle-moi de chez toi. »

La fatigue alourdissait l’esprit de Galya, mais elle la chassa en se passant une main sur les yeux. Bientôt elle dormirait. Ensuite, elle se demanderait si elle voulait ou non de l’aide de cet homme, et elle déciderait.

« Je viens des environs d’Andriivka, un village près de Soumy, en Ukraine. » À présent que le poids écrasant de la peur avait été ôté de sa poitrine, elle trouvait plus facilement les mots en anglais. « Nous sommes russes, mon frère et moi. Nous parlons russe, comme beaucoup de gens aux environs de chez nous. Nous vivions avec Mama et Papa, dans leur ferme. Nous les appelons Mama et Papa, mais ce ne sont pas… Je ne sais pas comment on dit en anglais, ils sont le Papa et la Mama de ma mère.

— Tes grands-parents.

— Oui, nos grands-parents. Mon père et ma mère sont morts quand nous étions tout petits, alors Mama et Papa se sont occupés de nous. Papa est mort quand j’avais dix ans, et Mama a été obligée de travailler dans les champs. Parfois, je l’aide, mais il n’y a pas d’argent. Après, elle vend les terres à d’autres fermiers pour nous acheter vêtements. Quand elle est morte, il ne reste plus qu’un seul champ où faire pousser de quoi manger pour nous. Elle doit beaucoup d’argent. L’homme qui prête l’argent est venu, il dit qu’il prendra la ferme et nous chassera, on devra vivre dehors. Il dit nous ne sommes que des Russes et nous avons volé son argent. Jamais on ne nous traite comme ça. Les Russes et les Ukrainiens sont amis, ils ne se battent pas avec voisins, pas comme ici. »

Galya pensa aux peintures murales et aux graffitis qu’elle avait vus en arrivant dans cette ville, après avoir traversé la frontière. Partout, la haine s’étalait sur les murs.

« Un jour, mon cousin vient pour me rendre visite. Il est riche. Il a une voiture et il porte beaux habits. Il me dit qu’il connaît un homme qui peut me trouver un travail et je gagne beaucoup d’argent. Assez d’argent, il dit, pour payer l’homme qui prête l’argent et il nous laissera tranquilles, et aussi pour donner à manger à mon frère. Je dois juste partir quelque temps et habiter avec gentille famille russe à Dublin et apprendre leurs enfants à parler anglais. »

Galya leva son mug et but une gorgée, bien que le café fût trop chaud. Mieux valait se brûler la langue que se lamenter et pleurer devant cet homme bon. Ainsi avait-elle appris de Mama qu’il fallait rester droite et forte, sans jamais faiblir. Parce que les faibles sont voués à souffrir.

« Les choses ne se sont pas passées comme ça, n’est-ce pas ? demanda Billy.

— Non. » Elle lui parla d’Aleksander, mais ne raconta pas comment, le temps d’un fugace égarement, elle s’était crue amoureuse de cet homme beau et jeune. Elle réprima un bâillement et avala une plus grande gorgée de café.

« Quand j’arrive en Irlande, un homme attend à l’aéroport dans un… comment on dit ? C’est comme votre camionnette, mais avec des sièges ?

— Un minibus.

— Oui, c’est ça, minibus. Il prend d’autres filles, et aussi des hommes. Il roule pendant une heure. Je lui demande si on va à Dublin, mais il dit, tais-toi. Nous arrêtons dans un endroit, avec longs bâtiments tout autour et de la vapeur qui sort, et une odeur d’animaux, mais il n’y a pas d’animaux. Il nous emmène dans bâtiment. À l’intérieur, il y a des lits comme dans une prison, ou à l’armée. Il dit nous dormir ici, il revient demain matin. »