Dormir. L’idée provoqua un autre bâillement, et, cette fois, elle ne put le retenir.
« Les autres, ils disent ils veulent partir, mais il ferme la porte avec clé. Il n’y a pas de fenêtre, seulement une toilette et un lavabo d’un côté. Les filles pleurent, certains hommes aussi. Les filles disent elles sont venues pour faire le ménage, d’autres pour danser dans des bars. Les hommes disent ils sont venus pour construire des maisons et des routes. Mais quand l’homme revient, il dit on doit travailler ici, dans la chaleur et la mauvaise odeur, et ramasser champignons.
« Tout le monde dit on ne veut pas faire ce travail, mais cet homme, il répond on lui doit de l’argent. Il a pris nos passeports. Impossible de partir avant qu’on lui rembourse son argent. Alors il faut travailler. Et après… dans bâtiment… »
Elle perdit la notion du temps, les yeux fixés sur la table, essayant de débrouiller l’écheveau de ses pensées.
« Tu es fatiguée ? demanda-t-il.
— Oui.
— Bien sûr, c’est normal. »
Il sourit à nouveau, et Galya sentit l’odeur du lait aigre.
« Tu as traversé beaucoup d’épreuves, dit-il. Tu as envie de dormir ? »
Galya hocha la tête.
« Il y a une chambre à l’étage, dit-il. Ce n’est pas très confortable mais tu peux dormir un petit moment. De toute façon, je dois passer des coups de fil.
— Qui vous allez appeler ? demanda Galya.
— Des gens, répondit-il. Des agences. Ils ont l’habitude de s’occuper de filles comme toi, des filles qui ont été introduites clandestinement dans le pays. Ils organisent tout, ils te procurent un nouveau passeport et prennent un billet d’avion… Va dormir. Quand tu te réveilleras, ce sera réglé et je te conduirai auprès d’eux.
— D’accord », dit faiblement Galya.
Elle aurait peut-être perçu une ébauche d’espoir dans son cœur — ou était-ce de la peur ? — si elle n’avait concentré toutes ses forces pour garder la tête droite et les yeux ouverts. Elle déglutit. Une substance crayeuse et amère lui envahissait l’arrière-gorge. Deux bras épais la happèrent et le monde s’évanouit.
19
L’homme qui se présentait sous le nom de Billy Crawford ne prit à Galya que son téléphone portable et ses chaussures, de vieilles tennis beaucoup trop grandes pour elle. Il grimaça en découvrant l’état de ses pieds, les cloques et la peau arrachée. Bien que ses vêtements fussent couverts du sang d’un homme mort, il n’y toucha pas. Ce serait peut-être moins confortable pour elle, mais il tenait à respecter sa pudeur.
Plus tard, une fois qu’elle aurait été sauvée, il pourrait regarder.
Et toucher.
Et goûter.
Mais pas avant. En attendant, il lui releva la couverture jusqu’au menton. Il se débarrasserait du téléphone à la première occasion.
Il avait bien failli abandonner cette fille sur le bord de la route en apprenant ce qu’elle avait fait. La police la rechercherait sûrement. Mais elle avait vu son visage, sa camionnette, le numéro de sa plaque d’immatriculation. Il était donc obligé de l’emmener, malgré le danger qu’elle représentait.
Et elle était si jolie, comme une poupée au teint pâle.
En sécurité maintenant. Elle ne bougeait plus, ne parlait plus. Une gentille fille.
Il écarta les cheveux blonds qui lui retombaient sur le visage. Inséra un doigt entre ses lèvres sèches, les retroussa.
De bonnes dents.
Il sourit et recula vers la porte. Elle n’émergerait pas avant quatre ou cinq heures, à peu près. D’ici là, il avait une foule de choses à faire.
À commencer par donner à manger à la créature, en haut.
Il ferma la porte et tourna la clé dans la serrure.
20
Lennon passa prendre Connolly chez lui près de Ulsterville Avenue. Le policier expliqua qu’il louait sa maison. La crise de l’immobilier avait fait baisser les prix dans ce quartier de la ville, autour de Lisburn Road, mais pas suffisamment pour qu’un simple agent de police puisse accéder à la propriété, si tant est qu’il obtînt un prêt bancaire. La naissance des jumeaux six mois plus tôt n’avait pas arrangé ses finances, se lamenta Connolly dans la voiture qui roulait vers l’appartement de Bangor. La circulation progressait lentement, à une vitesse constante, sous la neige qui s’épaississait au sol.
Connolly dissimulait ses bâillements tant bien que mal. Il s’était débarrassé de son uniforme et portait un blouson et un jean. Son manteau reposait sur ses genoux.
« Je n’ai pas beaucoup dormi non plus, dit Lennon.
— En ce qui me concerne, une heure à peine, précisa Connolly. Ma femme avait besoin de moi aujourd’hui. Elle voulait que je m’occupe des jumeaux, entre autres. Elle a invité la famille pour Noël cette année. C’est la première fois qu’elle reçoit tout le monde, et ça s’est mal passé quand j’ai annoncé que je devais travailler.
— J’imagine, fit Lennon. Mais vous serez à la maison ce soir. Pour ça, au moins, elle ne pourra pas se plaindre.
— Pas sûr », répondit Connolly.
Lennon quitta la grande artère de Belfast Road et s’engagea dans la rue en impasse où était situé l’immeuble de trois étages.
L’endroit était modeste. Propre, anonyme, terne. Idéal pour installer des prostituées. À un quart d’heure de la ville en voiture, un trajet facile pour un homme se sentant seul, avec des voisins qui ne prêtaient sans doute guère attention aux allées et venues. Lennon observa les autres voitures garées dans la rue, composées pour moitié de vieilles BMW ou d’Audi, volant à gauche, plaques d’immatriculation étrangères : Pologne, Lettonie, Lituanie. Des travailleurs immigrés vivaient là, la plupart ayant probablement signé un bail de courte durée.
Oui, un homme d’affaires en manque pouvait venir ici sans craindre d’être reconnu par un voisin. Lennon ne le comprenait que trop clairement.
Plus de six mois s’étaient écoulés depuis qu’il s’était lui-même rendu dans un endroit semblable. Et deux mois encore avant, entre cette dernière visite et la précédente. En tout, quatre ou cinq fois depuis qu’Ellen vivait sous sa garde. Jusque-là, il réussissait toujours à se laver de la honte après avoir quitté une jeune femme aux yeux creux à qui il laissait cent livres sur une commode près du lit. Mais depuis qu’Ellen vivait chez lui, il ne parvenait plus à faire disparaître la sensation malsaine qui courait sur sa peau. Non que les filles ne soient pas propres, ni qu’il craignît d’attraper une vulgaire infection, mais il croyait voir l’infamie logée en lui suinter par ses pores, une exhalaison poisseuse qui contaminait tout ce qu’il touchait.
Il avait donc décidé d’arrêter. Un choix dont il savait, bien sûr, que cela ne relevait pas de la simple morale ou de la logique, auquel cas il n’aurait jamais commencé. Il avait tenu six semaines après l’arrivée d’Ellen sans éprouver la moindre tentation. Mais une nuit, alors qu’il l’avait autorisée à dormir chez Lucy et Susan, il s’était brusquement retrouvé à attraper ses clés sur la table, descendant par l’ascenseur, puis prenant le volant de sa voiture, en route vers un lieu qu’il connaissait à Glengormley.