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Il refusa de donner voix à sa conscience avant d’être rentré chez lui, deux heures plus tard ; alors son jugement s’empara de l’acte accompli. Le lendemain matin, quand il alla chercher Ellen chez Susan un étage au-dessus, elle voulut le prendre par la main. Il se déroba, craignant que le péché ne se communique de ses doigts à ceux de la petite, et elle le punit en gardant le silence toute la journée.

Mais cette leçon ne lui suffit pas. Deux semaines seulement avaient passé quand il refit en pleine nuit le trajet qui le menait à ce recoin obscur de la ville. Et de nouveau quelques semaines plus tard. Chaque fois, il se promettait à lui-même, à la partie de son cœur qui appartenait à Ellen, que ce serait la dernière. Chaque fois, il se doutait qu’il romprait sa promesse.

Jack Lennon savait qu’une âme humaine pouvait supporter la honte presque jusqu’à l’infini tant que celle-ci restait tapie à l’intérieur de soi, dissimulée aux yeux d’autrui. Bien des gens avaient survécu de cette manière. Dans le silence des nuits les plus profondes, il se demandait parfois s’il était de ceux-là.

* * *

L’employé de l’agence de location et un sergent du District C en uniforme attendaient devant l’immeuble. Lennon et Connolly descendirent de voiture et présentèrent leur carte. L’agent immobilier semblait inquiet. Le sergent s’ennuyait.

Ken Lauler, c’était le nom de l’agent, les fit entrer dans l’immeuble. Ils montèrent avec lui au dernier étage.

« Nous ne nous sommes pas occupés de la mise en location, expliqua Lauler. Il y avait une autre agence au départ. Nous avons seulement repris le contrat, les engagements d’entretien, etc.

— Comment ça se passe pour le loyer ?

— Il est réglé tous les mois par un virement automatique.

— De quelle provenance ?

— Un compte bancaire au nom de Spencer. Le nom qui figure sur le bail. Le loyer est payé à la date exigible, les voisins ne se plaignent pas, donc nous n’avons aucune raison de venir poser des questions.

— En tout cas, vous n’en aviez pas jusqu’à maintenant, corrigea Lennon.

— Absolument, dit Lauler. Voilà, nous y sommes. »

Il inséra la clé dans la serrure, la tourna. La porte s’ouvrit vers l’intérieur.

Lennon entra le premier. « On dirait qu’il y a eu une fête », fit-il remarquer.

Une douzaine de canettes de bière vides gisaient sur une table basse en verre ainsi qu’une bouteille de vin doux de Buckfast à demi pleine, du tabac et des feuilles de papier à cigarettes. Un sapin de Noël pauvrement décoré se dressait dans un coin, des guirlandes avaient été disposées autour de la fausse cheminée.

Lauler émit un claquement de langue désapprobateur en découvrant le désordre.

« Ne bougez pas », lui ordonna Lennon.

Il pénétra dans la cuisine, suivi de Connolly. La plaque de cuisson semblait n’avoir jamais été utilisée, mais il y avait des miettes sur le grille-pain et de l’eau autour de la bouilloire. Un tiroir était resté ouvert. Des sacs poubelle noirs étaient posés près de l’évier, à côté d’un rouleau de ruban adhésif.

« Merde, fit Lennon.

— Quoi ? » demanda Connolly. Considérant les sacs, il devina à quoi Lennon pensait. « Ah. »

Lennon ouvrit d’autres tiroirs, tous vides, sauf un dans lequel il trouva une enveloppe brune contenant plusieurs centaines de livres en espèces et un contrat de travail.

Et un passeport.

Il le prit, reconnaissant l’inscription LIETUVOS RESPUBLIKA, République de Lituanie. Mais celui-ci était un modèle ancien, à la couverture verte, non pas bordeaux comme les nouveaux passeports biométriques conformes à la réglementation européenne. Il l’ouvrit à la page présentant les données.

Délivré en 2005, à Niele Gimbutiené, née en 1988. Il contempla la photo. Une jeune femme, jolie, aux cheveux blonds, les traits fins. Il parcourut les autres pages, cherchant des tampons de l’immigration, mais n’en trouva aucun. Le document n’était jamais sorti de l’Union européenne.

« C’est peut-être la fille qu’ils retenaient ici, dit-il en montrant le passeport à Connolly.

— Une prostituée ? interrogea Lauler, sur le seuil de l’appartement.

— À quoi d’autre pourrait servir ce genre d’endroit ?

— Je tiens à vous assurer, dit Lauler, que l’agence ignore tout de…

— Alors, où est-elle passée ? » demanda Connolly.

Lennon ne répondit pas. Il examinait maintenant le contrat de travail, qui arborait le logo EUROPEAN PEOPLE MANAGEMENT. Chaque paragraphe était imprimé en trois langues : anglais, français, lituanien — du moins Lennon le présumait-il. Deux signatures avaient été apposées, l’une ressemblant à celle du passeport, l’autre, un nom que Lennon ne parvint pas à déchiffrer. Le siège social de la société, tel qu’il était renseigné, se trouvait à Bruxelles.

Il remit le contrat dans l’enveloppe, mais glissa le passeport dans sa poche.

« Excusez-moi… », dit Lauler.

Lennon sortit de la minuscule cuisine et inspecta de plus près le plancher laminé du salon. Lauler voulut s’avancer, mais Lennon l’arrêta d’un geste.

« Je vous ai dit de ne pas bouger.

— Vous n’avez pas le droit de prendre quoi que ce soit qui appartienne au locataire…

— J’ai besoin de la photo, dit Lennon. Le passeport sera restitué plus tard, avec tout ce qu’on aura jugé bon d’emporter.

— Mais…

— Fermez-la. »

Lennon laissa son regard errer sur le plancher, jusqu’à ce qu’il trouve : là, une traînée rouge, devant l’une des portes. Il la montra du doigt.

« Je vois, dit Connolly.

— Vous voyez quoi ? demanda Lauler.

— Sergent, lança Lennon, pourriez-vous s’il vous plaît emmener M. Lauler ? »

L’agent du District C prit Lauler par le bras et l’entraîna dehors.

Lennon alla ouvrir la porte, regardant scrupuleusement où il posait les pieds. L’odeur de métal l’assaillit et le fit reculer d’un pas. Sous cette première impression, il percevait un effluve qui n’était pas encore tout à fait putride, quelque chose qui, dans peu de temps, deviendrait infect.

Connolly toussa. « Est-ce que c’est… ?

— Oui », répondit Lennon.

Il entra dans la pièce, respirant à courtes goulées. Le bruit de ses pas résonnait sur le linoléum. La tache sombre s’étalait entre le lit et le mur opposé. Le sang avait épaissi depuis qu’il s’était répandu quelques heures plus tôt. Quelqu’un avait vomi à côté. Des pieds s’étaient égarés en semant partout des empreintes rouges, avant de piétiner devant le tas de draps souillés sur lesquels ils avaient essuyé les semelles de leurs chaussures. Une longue trace, comme déposée par un pinceau, s’étirait en arc de cercle jusqu’au pied du lit.

« Nom de Dieu, dit Connolly. Tomas Strazdas a donc été tué ici, et ensuite le meurtrier a emmené Sam Mawhinney et l’étranger à l’autre bout de la ville ?

— Peut-être, répondit Lennon. Ou bien Sam et l’étranger ont tué Tomas, quelqu’un d’autre s’en est offensé et leur a demandé des comptes.

— Un prêté pour un rendu ?

— Comme au bon vieux temps », dit Lennon.

Un reflet lumineux attira son attention. Il s’avança au plus près, sans marcher dans le sang, découvrant au centre de la flaque rouge un éclat de miroir dont une extrémité était enveloppée dans un lambeau de tissu. Un poignard de fortune, parfait pour trancher la gorge d’un homme. Il avait vu un cas similaire, trois ans auparavant, quand un indicateur derrière les barreaux s’était fait tailler le visage en pièces fines comme des rubans par un autre détenu. C’était une arme de prison. Utilisée par quelqu’un que l’on privait de sa liberté.