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Herkus rangea l’enveloppe dans sa poche de poitrine. « Bon. Qui est ce dealer chez qui tu m’envoies ? demanda-t-il.

— Jim Pollock, répondit Rasa. C’est à lui que j’achète toujours. Il me fait un bon prix.

— Il sait que je vais venir le voir ?

— Je lui ai téléphoné juste après ton coup de fil. Pourquoi ?

— Pour rien », dit Herkus.

Il se détourna et se dirigea vers la porte.

« Comment va Arturas ? » lança-t-elle dans son dos.

Herkus s’immobilisa. « Il est un peu à cran.

— En colère ? demanda-t-elle.

— Évidemment. »

Rasa se leva pour le rejoindre. « Je veux dire, en colère contre moi ? Parce que j’ai trouvé la fille. Il m’accuse ? »

Herkus observa les lignes de son visage, le teint de sa peau, imagina qu’elle avait dû être belle dans sa jeunesse. Une sensation douloureuse dans laquelle il crut reconnaître de la tristesse lui serra le cœur.

« Arturas en veut au monde entier, dit-il. Il est en colère contre moi. Contre son frère. Même l’air qu’il respire le rend furax. »

Il remarqua que la main de Rasa tremblait quand elle tira une longue bouffée de sa cigarette.

« Tu devrais peut-être te casser quelque temps, dit-il. Va fêter Noël ailleurs. Si tu te dépêches, tu peux encore trouver un vol cet après-midi. Ou bien passe de l’autre côté de la frontière. En tout cas, tire-toi pendant quelques jours. »

Elle hocha la tête et esquissa un sourire. « Oui, bonne idée. Je suivrai peut-être ton conseil. »

Il ouvrit la porte et sortit, la laissant dans son appartement mal tenu, seule. Une femme pareille, songea-t-il, elle devrait être mariée, avec des enfants déjà presque adultes. Grand-mère, même, bien qu’elle soit encore jeune. Pas exilée dans une ville si loin de son pays, vendant de la chair fraîche aux raclures qui vivaient d’un tel commerce.

Cinq ans plus tôt, la pitié était un sentiment qu’Herkus Katilius ne connaissait pas. Mais il l’éprouvait de plus en plus souvent, ces derniers temps, comme la douleur dans ses genoux et au creux des reins.

« Je vieillis », se dit-il en s’installant au volant de la Mercedes.

* * *

La circulation devint plus dense tandis qu’Herkus se dirigeait vers l’est et franchissait l’Albert Bridge, en route vers Sydenham. Les automobilistes roulaient prudemment, traçant des sillons dans la neige compacte et la boue. Guidé par le GPS, il parvint à un pâté d’immeubles de construction récente qui se déployait autour d’une petite place et évoquait davantage une école ou un centre médical qu’un lieu d’habitation.

Il préférait l’appartement de Rasa et sa rue tranquille à cette accumulation de carrés et de triangles. Tant pis. Il n’était pas obligé de s’attarder. Juste le temps d’acheter la came, et salut.

Les feux de la Mercedes clignotèrent quand il verrouilla le système. Il releva le col de son blouson pour se protéger du froid et enfonça les mains dans ses poches. Seules des empreintes de pas dans la neige signalaient l’allée conduisant à l’entrée de l’immeuble.

Des boutons sur deux rangées étaient fichés dans un panneau métallique à côté de la porte, cristallisés sous une mince couche de givre. Herkus choisit celui qui correspondait au numéro de l’appartement indiqué par Rasa et le maintint appuyé avec le pouce.

Pas de réponse.

Il appuya encore.

Un filet de voix crachota dans l’interphone. « Quoi ?

— Pollock ? demanda Herkus.

— T’es qui, toi ?

— Je viens de la part de Rasa. Pour acheter. »

Un silence, puis : « De la part de qui, pour quoi faire ?

— Rasa, répondit Herkus. Elle m’a dit qu’elle t’avait déjà acheté quelque chose. À un bon prix.

— Je ne connais pas de Rasa, dit la voix. Fous le camp. »

Malgré la faible portée du minuscule haut-parleur, Herkus reconnut la peur dans l’intonation brisée de la voix, le surgissement aigu de la panique qu’on essaie de contenir.

Mais pourquoi ?

Les engrenages de son esprit tournaient trop lentement, entravés par le manque de sommeil. Enfin, la connexion s’établit. L’adrénaline, succédant à l’éclair de la lucidité, répandit une violente décharge dans ses membres. L’instinct prit le dessus. Herkus recula d’un bond et se plaqua au sol, juste au moment où l’assaillant se jetait sur lui, son couteau prêt à frapper.

Pris dans son élan, l’homme s’abattit ventre en avant contre l’épaule d’Herkus. Le choc expulsa l’air de ses poumons avec un sifflement étranglé. Herkus le travailla à mi-corps en exerçant une poussée vers le haut et laissa la gravité accomplir le reste.

La neige amortit la chute. Herkus eut le temps de voir le visage de son agresseur tourné vers le ciel avant de l’écraser sous son talon.

Mark Mawhinney retomba à plat dos, la lèvre déjà enflée. Le couteau qui lui échappa ressemblait à un ustensile qu’il aurait pris dans la cuisine de sa mère. Il cracha du sang, le rouge jaillissant sur la blancheur de la neige, et toussa.

Quand il essaya de se remettre debout, Herkus lui envoya son pied entre les jambes. Mawhinney s’effondra sur le côté, replia les genoux, gémit comme un chien affamé.

« Ne te lève pas, dit Herkus en anglais. Ton frère était trop bête. Il est mort, maintenant. Toi, si tu es malin et que tu veux pas crever, reste par terre. »

Mawhinney se tordait en respirant avec difficulté entre ses lèvres meurtries. « Ordure », dit-il, les dents serrées. Les larmes jaillissaient de ses yeux, tombaient dans la neige où elles creusaient de minuscules trous. « T’es une putain d’ordure… Sam n’a rien fait… fallait pas… faire ça… salaud. »

Herkus s’accroupit, ramassa le couteau et pointa la lame sur Mawhinney. « Sam a laissé la pute tuer Tomas, dit-il. Tu crois qu’Arturas lui pardonnera ça ? Moi, non. Si tu t’enfuis, il t’oubliera peut-être. Casse-toi. Tout de suite. »

Mawhinney roula sur le ventre, se mit à quatre pattes, et partit en rampant. La bave et le sang qui s’écoulaient de sa bouche semaient une traînée cramoisie derrière lui.

Herkus se releva. Il tira un mouchoir de sa poche, essuya la lame du couteau, et le lança dans la neige en retournant à la Mercedes. Au moment où il approchait de la voiture, la douleur le ramena à son épaule. Il s’arrêta, fit jouer son articulation, sentit les tendons et les muscles protester.

« Je me fais vieux », dit-il.

Mark Mawhinney avait voulu le blesser. Le tuer, même, peut-être. Il aurait réussi si Herkus n’avait pas réagi à temps.

Les frères irlandais avaient tout fait capoter, d’après Rasa. En obligeant la fille à travailler trop tôt. C’était leur faute. Et Arturas verrait les choses de la même manière.

Herkus jeta un regard par-dessus son épaule.

Mark était parvenu devant l’immeuble. Il agrippa un rebord de fenêtre pour tenter de se relever.

« Merde », fit Herkus.

Il rebroussa chemin et s’avança, poings en avant.

22

Les rêves défilaient, passant de la noirceur à la lumière, de la joie à la terreur. Galya était redevenue enfant, et son grand-père la tenait par la main. La peau du vieil homme était rugueuse et craquelée. Il sentait le tabac. Tous deux marchaient dans l’obscurité le long d’un sentier forestier aux abords du village natal de Galya, près de la frontière ukraino-russe. Dans les arbres, des créatures sauvages les observaient.

Plus loin, elle crut voir une petite fille aux cheveux blonds. Elle pressa le pas, plissant les yeux pour mieux distinguer la silhouette. Au bout de quelque temps, elle s’aperçut que le contact de la peau rugueuse contre la sienne avait disparu ; sa main n’étreignait plus que du vide. Elle se retourna. Papa était étendu en travers du chemin, avec ses mains rêches croisées sur sa poitrine, son visage pâle dans la faible lumière.