Lennon ne nourrissait guère d’espoir. Il sortit son portable de sa poche tout en parcourant le rapport.
La plaie béante dans la gorge de Strazdas lui souriait sur la photo quand Susan décrocha.
« Comment va Ellen ? demanda-t-il.
— Elle réclame son père, répondit Susan. Tu en as encore pour longtemps ?
— Je ne sais pas. Tu as regardé les nouvelles ?
— J’ai mis la télé en sourdine. Un meurtre sur les quais, et deux autres à Newtownabbey. Tu es sur lequel ?
— Pour l’instant, sur les trois, dit Lennon. Mais sait-on jamais, peut-être qu’on m’ôtera ces épines du pied.
— Il y a une chance ?
— Pas vraiment, dit-il. Tu peux garder Ellen encore un peu ?
— Bien sûr. Lucy sera ravie. En revanche, je ne sais pas ce qu’Ellen en pensera. Elles font la sieste, pour l’instant.
— Je peux lui parler ?
— Jack, je viens de les coucher.
— Oui… Juste une minute, pas plus.
— Bon, d’accord », dit Susan avec une lassitude dans la voix.
Il continua à tourner les pages et les photos en attendant. Cause probable du décès : une blessure à la gorge, sous réserve de confirmation par le Département médicolégal. Des fragments divers et un fil électrique, ramassés sur les lieux pour examen. Absence de sang, suggérant que la mort s’était produite ailleurs et que le corps avait été transporté à l’endroit de la découverte. Hypothèse que renforçait la présence de traces de pneus.
Les comptes rendus de police scientifique et d’anatomo-pathologie passaient un temps fou à énoncer de grossières évidences, pensa Lennon. La clé résidait dans les détails. Cachés, comme les points lumineux qu’on ne distingue pas, au début, quand on regarde le ciel, la nuit, mais qui apparaissent dès que le regard se détourne.
Des détails tels qu’un éclat de miroir et le passeport d’une fille.
Il entendit un souffle ténu contre son oreille. Aucune parole.
« Salut, ma chérie, dit-il.
— Bonjour, fit Ellen, la voix ensommeillée.
— Comment tu vas ?
— Pas mal.
— Pas mal, c’est tout ?
— Mmm.
— Tu joues avec Lucy ?
— Mm-hm.
— Tu as bien dormi ?
— Moyen. J’ai fait un cauchemar.
— Tu as rêvé de quoi ? » demanda Lennon. Les songes qui peuplaient les nuits de sa fille étaient rarement anodins.
« D’une dame, dit Ellen. Elle était poursuivie par des chiens. Ils avaient des doigts à la place des dents.
— Ça devait faire peur.
— Mm-hm.
— Mais tout va bien maintenant.
— Mm-hm. Tu reviens quand ?
— Tout à l’heure. »
Ellen ne dit plus rien.
« Cet après-midi, reprit Lennon. Peut-être ce soir.
— D’accord », fit Ellen.
Il entendit un déclic. Elle avait raccroché.
Lennon contempla un instant le téléphone dans sa main, puis le rangea dans sa poche.
Ses pensées revinrent à Tomas Strazdas et aux cadavres qui semblaient flotter dans son sillage. D’après les informations dont il disposait, Strazdas était un voyou de maigre envergure, comme les frères Mawhinney. Pas un de ces puissants salopards qui provoquaient des guerres de gangs. Il y avait sûrement une autre explication à ces meurtres, une cause sous-jacente. Lennon soupçonnait — non, il le sentait, dans ses os — que la fille dont il contemplait le passeport était mêlée à tout ça.
L’affaire cachait autre chose que ce qui apparaissait à la surface. Et dans la police, quand on voulait regarder sous la surface, Lennon savait à qui il fallait s’adresser. Il hésita un instant, puis décrocha le téléphone du bureau et composa le poste de la Branche C3 du Renseignement.
« Inspecteur Lennon. Passez-moi l’inspecteur chef Hewitt », dit-il.
Tout en écoutant la musique insipide qui le maintenait en attente, il ravala son dégoût à l’idée de requérir l’aide de Hewitt. Son ami d’autrefois, qui, pour seul tribut en paiement de ses trahisons, n’avait souffert que d’une balle dans la jambe, cadeau d’un fou nommé Gerry Fegan.
Fegan était mort à présent, comme bien d’autres. Dan Hewitt avait autant de sang sur les mains que ceux qu’il soumettait à investigation, et Lennon, parce qu’il le savait, détenait un moyen de pression sur son ancien ami. Il ne s’en était servi qu’une fois, durant l’enquête visant à éclaircir les événements qui avaient ôté la vie à Marie. Un jour, il demanderait des comptes à Hewitt, mais pour l’instant, c’était quelqu’un d’utile, même si Lennon rechignait à le contacter au point d’en avoir la chair de poule.
La musique au téléphone s’interrompit.
« Qu’est-ce que tu veux ? demanda Hewitt.
— Comment vas-tu, Dan ?
— Va te faire foutre, voilà ma réponse, dit Hewitt. Qu’est-ce que tu veux ?
— Juste un peu de lumière. Tu es au courant des meurtres de Tomas Strazdas, Sam Mawhinney, et de quelqu’un d’autre qu’on n’a pas encore identifié.
— On surveille la situation, oui.
— Et encore un mort à Sydenham, ajouta Lennon. Mark Mawhinney. Traite-moi de fou si tu veux, mais j’ai l’impression qu’ils sont liés.
— C’est une possibilité que nous envisageons, dit Hewitt. Mais tu t’emballes un peu vite, non ? Une fois que le lien entre ces meurtres aura été formellement établi, une brigade criminelle sera assignée. Toi, pour l’instant, tu ne t’occupes que de l’affaire Tomas Strazdas.
— Tu gardes un œil sur tout, hein, Dan ?
— C’est mon boulot de me tenir informé, répliqua Hewitt. Par exemple, je connais l’identité du compagnon de Sam Mawhinney. Darius Banys. C’est un associé du jeune Tomas. Son baby-sitter, en fait.
— Baby-sitter ?
— Tomas était un incorrigible fauteur de troubles, expliqua Hewitt. Le boulot de Darius consistait principalement à le chaperonner pour l’empêcher de faire trop de dégâts, à lui-même ou à d’autres.
— Quelle était la relation entre les frères et Tomas ? »
Hewitt soupira. « Pourquoi ne cherches-tu pas toi-même, Jack ?
— Parce que toi et tes copains de la C3, vous avez toujours une longueur d’avance sur nous, répondit Lennon. Et que tu me dois un renvoi d’ascenseur.
— Je ne te dois rien du tout, dit Hewitt.
— Tu es prêt à présenter ton argument devant l’Ombudsman[4] de la police ?
— Va te faire foutre.
— Alors, considère ça comme un service rendu à un vieil ami. La ligne est sécurisée, personne n’écoute. »
Détectant un changement dans la respiration de Hewitt, Lennon attrapa un stylo.
« Très bien, fit Hewitt. Les frères Mawhinney se sont lancés dans la prostitution depuis un an environ. Ils achètent des filles à une Lituanienne, Rasa Kairyté, qui les fait passer au nord depuis la République. Tomas Strazdas était son principal associé.
— Épelle le nom. »
Hewitt s’exécuta. Lennon inscrivit sur son bloc-notes.
« European People Management, reprit-il. Qu’est-ce que c’est ? »
Après un silence, Hewitt demanda : « D’où tu connais ça ?
— J’ai vu un contrat de travail. Dans un tiroir de l’appartement, avec un passeport.
— Quel passeport ?
— Une Lituanienne, dit Lennon. Sans doute la prostituée que les Mawhinney faisaient bosser là.
— Peut-être.
— Tu n’as pas répondu à ma question, insista Lennon. Le contrat était établi entre la fille et cette société, European People Management. Tu sais quelque chose. Je l’entends à ta voix.