— Tu devrais peut-être te contenter de mener ton enquête auprès des circuits officiels, dit Hewitt. Je suis sûr que tu trouveras toutes les infos.
— Ça prendra des semaines. Pourquoi je m’embêterais, alors que j’ai accès directement à la source ?
— Bon, fit Hewitt. European People Management est l’entreprise familiale des Strazdas.
— Familiale ?
— Tomas était le jeune frère d’un certain Arturas Strazdas, propriétaire d’agences de placement qui fournissent, en apparence, des travailleurs migrants à diverses usines, fermes à champignons, sociétés de nettoyage, ce genre de choses. Mais on le surveille depuis longtemps maintenant, sur l’ordre de nos homologues européens. Nous pensons qu’il se sert de ces agences pour procurer des permis de travail à des femmes qui sont l’objet d’un trafic de prostitution en Grande-Bretagne et en Irlande.
— Comment ça marche ? demanda Lennon.
— Un même passeport effectue plusieurs voyages entre Dublin et Vilnius, par exemple, ou parfois Bruxelles, où Arturas est installé. Avec un intervalle de deux semaines entre chaque passage. Les agents de l’immigration ne regardent pas les photos à la loupe. Sauf pour un œil très vigilant, toutes les filles blondes avec un accent d’Europe de l’Est se ressemblent. »
Lennon ouvrit le passeport à la page des données. La fille sur la photo n’était peut-être pas celle qui travaillait dans l’appartement, mais une autre avec qui on pouvait la confondre. Était-elle là de son plein gré ? Il pensa à quelques-unes des femmes auxquelles il avait parfois rendu visite, la nuit, à une époque pas si lointaine. Mal à l’aise, il avala sa salive avec difficulté.
« Voilà ce que je propose, dit-il. Je te soumets une théorie, et tu me dis si ça tient la route par rapport à ce que tu sais de la situation. »
Un silence. Puis Hewitt répondit : « D’accord. »
Lennon se lança, organisant ses idées à mesure qu’il parlait. « Je crois que Tomas, le dénommé Darius et Sam Mawhinney ont bu un coup pour fêter Noël dans l’appartement de Bangor, peut-être même avec la prostituée. Ils se sont chamaillé, et au final, Tomas a eu la gorge tranchée. Les deux autres l’ont chargé dans leur voiture et l’ont emmené sur les quais avec l’intention de le jeter à l’eau, mais ils ont été surpris par l’agent de la police portuaire.
« Sauf que les amis de Tomas n’ont pas trop apprécié. Ils ont embarqué Sam et son pote lituanien à Newtownabbey, leur ont explosé la cervelle, et ont brûlé la voiture. Jusque-là, ça fonctionne ?
— Rien qui ne paraisse invraisemblable, en tout cas, dit Hewitt. Mais cela n’explique pas Mark Mawhinney.
— Non. Il y a eu des témoins ?
— Il est trop tôt pour le savoir. La brigade de l’inspecteur chef Quinn est arrivée sur les lieux il y a seulement une heure.
— Très bien. Donc, si je voulais parler avec quelqu’un qui pleure le décès de Tomas Strazdas, par où devrais-je commencer ?
— Par Rasa Kairyté. Elle habite dans les Holylands. Ou bien le chauffeur, Herkus Katilius. C’est un gros gabarit, fumier sans états d’âme, ex-militaire. Mais il y a mieux encore.
— Quoi ?
— Arturas Strazdas, le frère de Tomas.
— Je croyais qu’il vivait à Bruxelles.
— En effet, dit Hewitt. Mais il a atterri à l’aéroport international hier soir. Les déplacements de M. Strazdas nous intéressent au plus haut point, nous et d’autres organisations. Il descend toujours dans le même hôtel. »
Lennon nota le nom sur son bloc-notes. Un établissement luxueux, fréquenté par une clientèle de choix, près du théâtre Waterfront.
« Je te trouve bien communicatif, Dan. Une raison particulière ?
— Aucune, répondit Hewitt. Tu aurais trouvé, de toute façon. C’est ton boulot de chercher les parents et la famille dans ce genre d’affaire, pour les informer de la mort de leurs proches.
— Voilà qui justifie de rendre visite à Arturas Strazdas, fit observer Lennon.
— Exact. Mais… Jack ?
— Quoi ?
— Fais gaffe où tu mets les pieds. Strazdas est dangereux. Je ne verserai pas de larmes s’il t’arrive le moindre ennui parce que tu t’es attaqué à trop fort pour toi, mais dans la foulée, tu risquerais de faire foirer d’autres enquêtes en cours, et je n’aimerais pas que ça revienne me casser les couilles.
— Je serai un modèle de discrétion », répliqua Lennon, qui se fichait royalement des couilles de Dan Hewitt.
« J’y compte bien », dit Hewitt.
25
Arturas Strazdas était couché, les yeux au plafond, quand son portable sonna. L’écran fissuré indiquait « numéro masqué ». Il appuya sur la touche verte et demanda en anglais : « Qui est-ce ?
— Vous le savez.
— Oui, dit Strazdas en s’asseyant sur le lit.
— Mes condoléances pour le décès de votre frère.
— Merci. Qu’est-ce que vous voulez ?
— Vous avertir. Un flic va venir vous voir d’ici peu. L’inspecteur Jack Lennon. Soyez prudent.
— Comment sait-il que je suis là ? demanda Strazdas.
— Parce qu’il est malin. Il a de nombreuses sources. Il pourrait vous causer des ennuis.
— Ah bon ?
— C’est fort probable. Mais je peux vous aider. Créer des interférences. Vous tenir au courant de ce qu’il trafique. Bien entendu, il me faudra une compensation adéquate.
— Évidemment, dit Strazdas.
— Donc, nous sommes d’accord ? »
Un coup, frappé à la porte de la suite.
« Une minute », dit Strazdas.
Il traversa le salon, colla son œil contre le judas, et vit la silhouette déformée d’Herkus debout dans le couloir. Les narines déjà palpitantes, il ouvrit la porte. Herkus se rua à l’intérieur.
Strazdas porta de nouveau le téléphone à son oreille.
Silence.
« Allô ? » dit-il.
Rien. Il contempla un instant l’écran, puis se rappela qu’Herkus était entré dans la pièce.
« Ce crétin, le frère de Sam, a essayé de me buter, dit Herkus en faisant les cent pas.
— Hein ?
— Je suis allé chercher votre came chez le dealer de Rasa, mais Mark Mawhinney m’attendait. Il a merdé. Du coup, je l’ai achevé. C’est sûrement le dealer qui m’a balancé.
— Où est ma coke ? » demanda Strazdas.
Herkus se figea. « Vous avez pas entendu ce que j’ai dit ?
— Si. Quelqu’un a essayé de t’avoir. Où est ma coke ? »
Herkus ne bougeait pas, bouche ouverte, bras ballants.
Strazdas lui lança le téléphone à la figure en criant : « Où est ma coke ? Je t’ai demandé de faire une chose pour moi, juste une… »
Jamais il n’aurait imaginé qu’Herkus pouvait se déplacer aussi vite s’il ne l’avait déjà vu à l’œuvre. Ses pieds quittèrent le sol, les doigts épais du colosse lui agrippèrent la gorge et il se retrouva plaqué dos au mur.
« Écoutez-moi bien, dit Herkus en lui soufflant son haleine chaude au visage. J’ai manqué de me faire éventrer par un des crétins avec qui vous êtes en affaires pendant que je vous cherchais votre coke. Vous croyez que ça va s’arrêter là ? Les frères avaient des amis. Ces amis ne laisseront pas passer ça. Et tôt ou tard, quelqu’un lâchera votre nom aux flics. Cette histoire est en train de déraper. On doit se casser de cette ville de merde, tout de suite. Vous pourrez sniffer toute la coke que vous voudrez quand on sera rentrés à Bruxelles, mais pour l’instant, il faut se barrer. Pigé ? »