Qu’était-il arrivé à cette personne ?
Galya se rappela les paroles de l’homme quand il lui avait donné à boire ce café amer.
« Je suis la sixième », dit-elle.
Elle porta la main à sa bouche, mais trop tard. L’idée s’était déjà exprimée.
Des larmes lui brûlèrent les yeux en même temps que la peur logée dans sa poitrine montait à l’assaut de sa gorge. Cinq autres étaient venues ici avant elle, cinq qui avaient griffé la porte et la fenêtre, cinq assises comme elle sur ce lit. Avaient-elles pleuré ? Avaient-elles crié ?
Elle ne pleurerait pas.
Elle ne crierait pas.
Quoi que cet homme ait l’intention de lui faire, quel que soit le désir qu’il voulait assouvir en l’enfermant à clé dans cette chambre, elle ne céderait pas à la peur. Au lieu de s’y soumettre, elle agirait.
Galya s’essuya les yeux du plat de la main, se leva et alla ouvrir la commode. Elle trouverait bien quelque chose, n’importe quoi, un objet assez dur pour briser le verre. Le premier tiroir ne contenait rien d’autre qu’un vieux papier journal qui en garnissait le fond. Les deuxième et troisième tiroirs aussi étaient vides.
Elle tira le premier, aussi loin que le permettait le mécanisme. Puis, soulevant et forçant, elle parvint à faire passer la butée par-dessus la glissière et à dégager le caisson.
Le bois était de piètre qualité, mais solide et lourd. Elle s’approcha de la fenêtre, arracha le rideau qui tomba par terre. Saisissant le tiroir par ses coins, elle le hissa à hauteur d’épaule, et, dans un mouvement auquel elle imprima tout le poids de son corps, elle le projeta contre la vitre.
Le verre tint bon.
Galya recula et frappa encore. La vitre demeura intacte.
Au-dessus, le hurlement reprit, une voix fêlée par une indicible souffrance.
Galya balança de nouveau le caisson contre la fenêtre, encore et encore, rassemblant toutes les forces qu’il lui était possible de conjurer, jusqu’à ce que le tiroir éclate entre ses mains. Le verre résistait. La voix au-dessus modulait une stridulation épuisée. Galya s’effondra à genoux au milieu des morceaux de bois, et, elle aussi, laissa échapper un long cri.
27
Billy Crawford, assis sur le canapé élimé de son salon, le dos raide et les mains sur les genoux, écoutait la plainte lointaine qui lui parvenait depuis l’étage. Il priait depuis plus d’une heure maintenant. Nul besoin de réveil, ni de montre. Il avait toujours eu une conscience intime du temps. Se couchant tous les soirs et se réveillant chaque matin à la même heure, depuis qu’il était enfant. Jamais en retard une seule fois dans sa vie, dirait-on de Billy Crawford si on parlait de lui un jour.
Les pleurs et les cris continuaient au-dessus de sa tête.
Il ne s’en inquiétait pas. Personne n’entendrait. La vieille bâtisse se dressait à l’écart de toute autre construction, dans le voisinage de Cavehill Road, loin du centre-ville. À l’arrière s’étendait un terrain vague, et la maison adjacente était abandonnée depuis des années. La propriété avait plusieurs fois changé de mains, suivant les hausses et les chutes successives de l’immobilier, mais personne n’avait essayé de rendre ces vieux murs à nouveau habitables. Compte tenu de la situation économique, il s’écoulerait des années avant qu’un acheteur potentiel ne s’y intéresse.
Il avait équipé toutes les fenêtres avec du verre trempé en double vitrage et isolé les murs creux. La maison ne laissait entrer ni sortir aucun bruit.
Que la fille crie autant qu’elle le voulait.
La première avait beaucoup crié.
Elles avaient toutes crié.
Il avait noyé leurs voix en chantant le Seigneur.
« Quel ami fidèle et tendre nous avons en Jésus-Christ », entonna-t-il d’une voix qui montait de son torse puissant. « Il connaît nos défaillances, nos chutes de chaque jour. »
Il ferma les yeux, sentant la forme des mots sur sa langue. « Sévère en ses exigences, Il est riche en son amour. »
La plainte jaillit à l’étage, plus aiguë, mais il donna du coffre et sa voix emplit la maison, absorbant tout le reste jusqu’à devenir l’unique son d’un monde qui vibrait en harmonie.
28
Lennon frappa à la porte et attendit la réponse. Un carton « Ne pas déranger » était suspendu à la poignée. Une femme de ménage lui sourit, poussant un chariot sur lequel s’entassaient draps et serviettes.
Il frappa de nouveau.
Un homme d’âge moyen vêtu d’un élégant costume sortit de l’ascenseur un peu plus loin dans le couloir. Il tenait un attaché-case à la main. Après avoir consulté le plan de l’étage, cherchant manifestement un numéro de chambre, il s’approcha de la porte devant laquelle attendait Lennon. Il frappa deux coups de ses phalanges repliées. La porte s’ouvrit aussitôt et il entra.
« Excusez-moi… », dit Lennon.
Le battant lui fut refermé au nez. Celui qui avait ouvert était demeuré invisible, et il eut à peine le temps d’entrevoir des fauteuils en cuir et un énorme écran plat.
Il cogna du poing contre la porte.
L’homme en costume ouvrit. « Vous désirez ? »
Lennon jeta un coup d’œil dans la suite. « Inspecteur Jack Lennon, de la PSNI. Je souhaite parler à M. Strazdas. »
L’homme faisait rempart de son corps. « Vous êtes ? »
Lennon flaira un avocat. Il sortit son portefeuille et montra sa carte.
« David Rainey, dit l’homme. Je représente M. Strazdas. Je peux peut-être vous renseigner ?
— Non, c’est personnel. » Lennon se pencha en avant pour tenter de mieux distinguer l’intérieur.
Rainey bloquait la vue en se dressant de toute sa hauteur. « J’ai l’entière confiance de M. Strazdas.
— J’aimerais quand même lui parler. Je crains d’avoir de mauvaises nouvelles à lui annoncer.
— Très bien. » Rainey recula. « Entrez, je vous prie. »
Lennon s’avança dans le salon où tout dénotait l’opulence, depuis les plafonds hauts jusqu’au luxueux mobilier. Arturas Strazdas était assis au milieu d’un canapé, jambes croisées, bras reposant en croix sur le dossier. Il considéra Lennon de ses yeux bleu glacé qui trouaient son visage pâle, barré d’épais sourcils. La sueur perlait à son front. Il avait de larges cernes brunâtres, les narines rouges et irritées.
« Belle suite, dit Lennon. Je ne crois pas avoir jamais mis les pieds dans un endroit pareil. Faut dire qu’avec mon boulot, c’est plutôt dans des taudis qu’on nous appelle.
— Personne ne vous a appelé, répliqua Strazdas avec son accent prononcé.
— C’est juste, dit Lennon. Je peux m’asseoir ? »
Strazdas ne répondit pas. Lennon se tourna vers Rainey. L’avocat désigna un fauteuil qui faisait face à son client de l’autre côté de la table basse.
Lennon prit place et déclara : « J’ai de très mauvaises nouvelles à vous annoncer, M. Strazdas.
— Allez-y, fit Strazdas.
— Votre frère est bien Tomas Strazdas ? » Tout en parlant, Lennon surveillait les yeux de son interlocuteur.
« Exact, dit Strazdas.
— Je suis au regret de vous informer que Tomas a été retrouvé mort la nuit dernière près de Dufferin Road, dans la Zone portuaire. Il a été identifié grâce à un permis de conduire lituanien contenu dans son portefeuille. »