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— Alors, ne venez pas les chercher. Si vous voulez bien m’excuser, j’ai des choses à f…

— Minute. Vous ne savez même pas de quoi je veux vous parler. »

Il soupira, suffisamment fort pour qu’elle l’entende. « De quoi voulez-vous parler ?

— De Noël.

— Nous en avons déjà discuté. Ellen le fête avec…

— Mais sa grand-mère la réclame. La pauvre femme a souffert le martyre. Ellen est tout ce qui lui reste de sa fille. Pourquoi obliger cette enfant à rester toute la journée seule chez vous ?

— Elle ne restera pas seule. Elle sera avec moi.

— Elle devrait passer Noël en famille, dit Bernie. Avec sa grand-mère, ses cousins… Tout le monde vient. Laissez-la s’amuser. Ce n’est pas parce que vous êtes triste et misérable qu’elle doit l’être aussi.

— Je l’emmène voir sa grand-mère — ma mère —, et ensuite nous préparerons un bon repas avec Susan, la voisine du dessus. Ellen et sa fille Lucy s’entendent très bien. Elle s’amusera beaucoup.

— Vous l’emmenez voir votre mère ? Enfin, ça rime à quoi ? Votre mère a perdu la boule et ne reconnaît même pas ses propres enfants, alors vous pensez bien que…

— Ça suffit, interrompit Lennon, la gorge serrée. Je dois raccrocher.

— Mais, qu’est-ce qu’on fait pour No… »

Il posa le combiné sur la table basse en se retenant de l’envoyer contre le mur. Combien de fois encore devrait-il repousser les assauts de Bernie McKenna ? Depuis la mort de Marie, le clan McKenna tout entier le harcelait sans répit, guettant la moindre faiblesse pour mettre la main sur sa fille.

Certes, il n’avait pas été un père pour Ellen pendant les six premières années de sa vie, mais la famille McKenna ne pouvait pas se glorifier non plus d’avoir accueilli la fillette en son sein. L’entourage proche de Marie avait rompu tout lien avec la jeune femme quand elle s’était installée avec lui, un flic, longtemps avant que les républicains ne reviennent sur la position qu’ils défendaient depuis des décennies et ne reconnaissent la légitimité des forces de l’ordre. Jusqu’alors, tout jeune catholique qui s’engageait dans la police devenait immédiatement une cible à assassiner, et ses amis et connaissances risquaient la mise au ban de leur communauté. Tel avait été le sort de Marie, et il l’avait remerciée de son sacrifice en l’abandonnant lorsqu’elle s’était trouvée enceinte. Les réflexions de Lennon ne débouchaient sur rien d’autre qu’un constat accablant : tout le monde avait laissé tomber Ellen. Si seulement il avait pu se draper dans une quelconque supériorité morale, songeait-il amèrement. Mais il n’en avait aucune. Sa trahison était la pire de toutes, et Bernie McKenna s’en servirait toujours comme d’une arme contre lui. Il écumait de rage après chaque coup de fil, en proie à une colère que seul un terrible effort de volonté parvenait à apaiser.

Avant qu’il n’ait totalement recouvré son calme, le téléphone sonna de nouveau. Il attrapa violemment le combiné sur la table basse, ayant composé sa réponse avant même de prendre la ligne. « Bon sang, vous allez la réveiller. Je ne veux plus en parler, alors fichez-moi la paix et…

— Jack ?

— … arrêtez de m’emmerder avec No…

— Jack ? »

Lennon se tut. « Qui est-ce ?

— Inspecteur chef Uprichard. »

Lennon s’assit sur le canapé et se couvrit les yeux de la main. « Non, fit-il.

— J’ai besoin de vous, Jack.

— Non, répéta Lennon. Assez ! Je vous l’ai déjà dit… On était d’accord. Pas de nuits pendant les fêtes de Noël. Je ne peux pas.

— L’inspecteur Shillidays est malade, insista Uprichard. Je n’ai personne d’autre pour le remplacer.

— Non.

— Ce sera calme. Il ne se passe rien ce soir. Vous pourrez dormir dans votre bureau. Je veux juste avoir quelqu’un dans les locaux.

— Non, dit encore Lennon, sans conviction.

— Je ne vous demande pas vraiment votre avis, Jack, fit Uprichard en durcissant le ton. Ne m’obligez pas à vous donner un ordre.

— Et merde, dit Lennon.

— Ce langage ne me paraît pas approprié.

— À moi si ! répliqua Lennon en se levant. Bon sang, c’est la quatrième fois en un mois. »

Il faillit ajouter qu’il savait à qui il devait pareil traitement — l’inspecteur principal Dan Hewitt, de la Branche C3 du Renseignement, usait de son pouvoir pour lui compliquer la vie —, mais il se ravisa.

« Désolé, dit Uprichard. C’est comme ça. Je vous attends dans une heure. »

* * *

Susan ouvrit la porte, serrée dans un peignoir. Durant les quelques minutes qu’il avait fallu à Lennon pour monter chez elle après son coup de fil, elle s’était recoiffée et maquillée le mieux possible en un temps aussi bref. C’était ça ou alors elle dormait avec du brillant à lèvres.

Ellen soupirait et geignait dans les bras de Lennon, ses pieds nus se balançant mollement contre les flancs de son père.

« Tu es une perle, dit-il à Susan. Je ne pourrai jamais te remercier assez. »

Susan lui sourit avec chaleur, cachant sa fatigue. « Il n’y a pas de quoi. Je ne dormais pas encore. »

Lennon n’était pas dupe, mais il fit semblant de la croire. « Je serai de retour avant que tu sois levée demain matin. »

Susan tendit les bras pour prendre Ellen. « Viens, ma chérie. Viens avec moi. »

Ellen gémit en se frottant les yeux.

Susan lui embrassa les cheveux. « Tu vas dormir avec Lucy, d’accord ? »

Ellen blottit sa tête sous le menton de Susan. Ce n’était pas la première fois qu’on l’amenait ici pendant son sommeil.

Lennon effleura le bras de Susan. « Merci », dit-il.

Elle sourit encore. « Viens donc prendre le petit déjeuner ici quand tu rentreras.

— Les voisins vont jaser.

— Grand bien leur fasse », répondit-elle.

3

Le cadavre recouvert d’un plastique roula contre Galya quand la voiture s’arrêta. L’odeur du sang lui souleva le cœur et elle faillit s’étouffer à cause du chiffon qu’ils lui avaient enfoncé dans la bouche. Calant ses épaules contre le panneau arrière du coffre, elle repoussa le corps avec ses genoux. Le fil électrique dont ils s’étaient servi pour lui attacher les poignets se détendait sur sa peau luisante de sang, de sorte qu’elle aurait pu facilement se libérer. Elle préféra ne pas bouger jusqu’à ce que ses mains lui soient de quelque utilité.

Galya sentit le véhicule osciller quand les hommes descendirent, puis elle entendit les portières claquer. La fin du voyage avait été lente, avec de brusques virages et des arrêts soudains. Après une série de cahots, une dernière secousse, la voiture avait pilé sur un terrain accidenté. Galya dressa l’oreille pour écouter les bruits de l’extérieur, au-delà des ténèbres qui l’enfermaient. L’écho lointain de la circulation automobile, mais aussi, plus près, le clapotis de l’eau.

Depuis qu’elle s’était réveillée dans le noir, la tête douloureuse, envahie par les vibrations du moteur, elle savait qu’ils avaient l’intention de la tuer. Cela ne faisait aucun doute. Le bruit de l’eau la conforta dans cette idée. Ils allaient jeter le mort en premier, elle ensuite. Peut-être la tueraient-ils avant, ou bien ils la noieraient. Dans les deux cas, elle serait bientôt au fond de l’eau.

Des voix maintenant. Celle de l’Irlandais, aiguë, paniquée, celle du Lituanien, grave et furieuse. Les deux hommes s’approchèrent, échangeant accusations et jurons. Une clé frotta contre le métal, tourna dans la serrure, et l’air froid envahit le coffre.