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La cave de sa maison avait un sol en linoléum, sur lequel étaient disposés quelques meubles autour de la caisse à outils. Si ce semblant de mobilier était déplacé, et le lino retiré, on trouverait au-dessous une surface en béton. Et, en regardant attentivement, on distinguerait cinq dalles, chacune d’un mètre carré environ, indiquant des trous creusés à cet endroit puis comblés.

Il restait assez d’espace pour encore cinq excavations. Une fois celles-ci rebouchées, il pourrait toujours se rabattre sur le jardin. La place ne manquait pas.

Le revêtement en béton, épais de cinq à huit centimètres seulement, était posé sur de la terre tassée. La première fois qu’il avait dû découper un carré, il s’était servi d’une scie à béton, mais la tâche s’était révélée ardue dans un espace aussi étroit, avec un outillage bien trop puissant pour ce qui n’était finalement qu’une opération assez simple. La deuxième fois, il s’était contenté de son marteau pneumatique, équipé d’un bon ciseau pour détacher les contours puis défoncer le carré. À la troisième occasion, il mit moins d’une heure à dégager la terre. Encore deux heures pour creuser, et c’était fait. Il suffisait ensuite de mélanger le béton et de combler le trou ainsi que son contenu.

Même en tenant compte de tout ce qu’il devait scier, s’il commençait à neuf heures du matin, il pouvait avoir terminé en début d’après-midi. Un travail fatigant, certes, mais pas plus que ne le serait une journée de travail sur un chantier de construction.

Il traversa le vaste magasin de Boucher Road en poussant son chariot plat. Les haut-parleurs diffusaient des airs de Noël, interrompus de temps à autre par des publicités déguisées en salutations festives. De rares clients erraient parmi les allées, tous des hommes d’âge mûr qui, faute de mieux, s’occuperaient à un projet de bricolage quelconque au cours des jours à venir.

Comme lui.

Il connaissait d’autres quincailleries dans son quartier, plus petites, où l’on était servi par des vendeurs aimables, mais même si elles avaient été ouvertes la veille de Noël, il serait venu ici. Il préférait l’anonymat des grandes surfaces. On scannait ses achats aux caisses automatiques et on payait sans être obligé d’adresser la parole à quiconque.

Il quitta la section Bâtiment chargé d’un sac de ballast de vingt kilos, mélange de sable et d’agrégats auquel il ajouterait de la poudre de ciment et de l’eau pour obtenir du béton.

Il se rendit ensuite dans l’allée Outillage et accessoires, où il trouva un paquet de lames extra-résistantes pour scie à métaux. Au tout début, il s’était demandé s’il devrait recourir à une scie de boucher pour ce genre de travail, mais les lames et les cadres coûtaient un prix exorbitant, aussi avait-il essayé une scie à métaux normale, de bonne qualité, qui avait parfaitement convenu. Il jeta le paquet de lames dans le chariot, avec le ballast, et partit en quête d’un burin.

Il examina des douzaines de ciseaux, de mèches et de burins, suspendus à des crochets sur un pan de mur entier, sans trouver le modèle qu’il lui fallait. Le magasin était-il en rupture de stock ? En cette veille de fête, on ne réapprovisionnerait pas avant un moment. Que ferait-il de la fille pendant tout ce temps ? Il ne pouvait pas la garder chez lui trois ou quatre jours. Même s’il la sauvait ce soir, ainsi qu’il le prévoyait, l’odeur se répandrait dès le surlendemain. Il se rappelait la première fois. Il n’était pas encore bien organisé, à l’époque, et maîtrisait mal les opérations. Ça avait suppuré pendant quatre jours, le temps qu’il trouve une solution.

Du calme.

Si le burin était manquant ici, il connaissait l’adresse du dépôt au nord de la ville. Il irait le chercher là-bas, tout simplement. Difficile d’imaginer une rupture de stock dans les deux adresses à la fois.

À l’instant où les battements de son cœur s’apaisaient, il repéra une forme métallique familière dans un bac posé par terre au pied de la rangée. Il s’accroupit, attrapa le burin, éprouva l’épaisseur du manche et l’arête du tranchant à travers le mince caoutchouc des gants chirurgicaux qu’il avait revêtus. Il aima le bruit que fit l’outil en tombant lourdement dans le chariot.

Tout en scannant ses achats à la caisse automatique, il garda les yeux baissés, prit soin de ne croiser aucun regard. Il glissa un billet dans la fente de la machine, attendit le reçu, et sortit en poussant son chariot.

Au moment où il regagnait sa camionnette, quelqu’un lança : « Monsieur ? Monsieur ! »

Il se raidit, fit mine de ne pas avoir entendu. Après avoir ouvert les portières coulissantes, il souleva le sac de ballast et le chargea sur le plateau.

La voix s’éleva de nouveau, une voix de jeune femme, aiguë et insistante. Il jeta les lames et le burin à côté du ballast.

Des pas qui se rapprochaient. L’appel, strident à ses oreilles.

Il rapporta le chariot à la consigne, souhaita ardemment que la jeune femme le laisse tranquille.

Elle s’obstinait.

« Monsieur, vous avez oublié votre monnaie », dit-elle en le rejoignant.

Il feignit l’étonnement. « Ah bon ?

— Tenez », dit-elle en souriant. Elle portait un gilet sans manches orange vif qui allait de pair avec son faux bronzage mal appliqué, des guirlandes autour du cou, et un bonnet de père Noël.

« Merci », fit-il en prenant l’argent.

Elle remarqua sa main gantée de latex.

« J’ai de l’eczéma », dit-il.

Elle faillit perdre son sourire, mais, se rappelant les bonnes manières que lui avaient enseignées ses employeurs, déposa les pièces dans sa paume sans la toucher.

« Merci… », dit-il encore. Il lut le nom sur l’étiquette qu’elle portait accrochée à son gilet. « Collette. »

— Y a pas de quoi, fit-elle en reculant. Joyeux Noël.

— À vous aussi. »

Il la regarda battre en retraite et disparaître dans le magasin, puis monta dans la camionnette et démarra. En s’engageant dans Boucher Road, il évalua la gravité de ce qui venait de se passer.

Oui, elle l’avait inquiété.

Oui, elle se souviendrait de lui, des articles qu’il avait achetés, et des gants chirurgicaux.

Oui, elle aurait peut-être noté le numéro d’immatriculation de sa camionnette.

Autant de considérations qui pourraient se révéler problématiques, si elle venait à être interrogée.

Mais quelle raison aurait-on de lui poser des questions ? Quel crime conduirait les policiers jusqu’à cette fille ? Quelle information médiatique la pousserait à se rappeler l’homme étrange du parking et à décrocher son téléphone ?

Rien du tout.

Il n’y aurait pas de crime.

Voilà pourquoi il choisissait ces filles-là. Les âmes volées, les filles perdues, les prostituées dépourvues d’identité. Les voleurs de ces jeunes femmes avertiraient-ils la police du vol dont ils étaient à leur tour victimes ?

« Je vole ce qui a été volé », dit-il.

Il toussa et rougit en s’apercevant qu’il avait parlé à voix haute. Cela lui arrivait de plus en plus souvent, ces derniers temps. À l’instant où il s’y attendait le moins, une pensée tombait de son esprit et s’échappait par sa langue avant qu’il ne pût la retenir.

Parfois, il la suivait, lui répondait, commençait une conversation. Il s’était rebaptisé Billy depuis si longtemps maintenant, il lui semblait que son ancien soi était une personne complètement différente. Cet autre soi et Billy échangeaient des idées, des concepts, débattaient des bienfaits et des erreurs du monde.