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Un nuage de buée se formait entre les visages de Darius et de Sam. Le Lituanien saisit le cadavre de son compatriote, le hissa, puis le laissa tomber sur le sol humide en grognant sous l’effort.

Galya n’opposa aucune résistance quand Sam l’attrapa à bras-le-corps et la mit debout. La terre glacée sous ses pieds nus lui fit l’effet d’une morsure. Elle s’effondra, prise de frissons dont la violence lui coupait les jambes, mais il la retint en la serrant plus fort contre lui.

La voiture, une vieille BMW, était arrêtée à un mètre de l’eau, sur une étroite bande de limon séparée de la route déserte par un talus de faible hauteur. Tout autour s’étendait un univers d’entrepôts surmontés de grues, silencieux et immobile dans la nuit froide. Des vagues léchaient mollement la grève. Sur la rive opposée se dressaient d’autres entrepôts et au-delà scintillaient les lumières de la ville. Galya voulut tourner la tête pour mieux observer les environs, mais Sam la secoua par le bras.

« Arrête », grommela-t-il, si bas qu’il semblait se parler à lui-même.

Darius se pencha, tira son ami mort par les chevilles, mais ne réussit à le traîner que sur cinquante centimètres. Le plastique glissait et se déchirait sur les cailloux. Il lâcha prise avec un juron.

« Tu aides, dit-il.

— Hein ? fit Sam.

— Tu aides, répéta le Lituanien. On met Tomas dans l’eau.

— Je m’occupe d’elle, dit Sam en serrant plus fort le bras de Galya.

— Où elle va ? » demanda Darius. Il écarta les mains pour désigner l’étendue d’eau et les bâtiments industriels, puis indiqua le cadavre. « Viens aider. »

Une chaleur moite subsista sur le bras de Galya après que Sam l’eut poussée contre la voiture.

« Ne bouge pas », ordonna-t-il.

Il s’approcha du cadavre, se baissa, le prit par les épaules.

Darius dit : « Vienas, du, trys, hup ! »

Les deux hommes combinèrent leurs efforts pour soulever le corps de quelques centimètres, puis ils le portèrent jusqu’à l’eau d’un pas mal assuré en ahanant bruyamment. Une main rouge de sang s’échappa du plastique et racla les pierres du bout des doigts.

« C’est pas vrai… », soupira Sam.

Un rythme disco, assourdi, déformé, surgissant de nulle part, lui fit faire un bond terrorisé et il lâcha les épaules du mort.

Galya, appuyée contre la voiture, s’écarta d’un pas.

Darius posa les pieds du cadavre et se redressa. Quelque chose vibrait sur le corps. Il se pencha, déchira le plastique brillant et plongea la main à l’intérieur. Quand il la ressortit, il tenait un téléphone portable entre ses doigts épais. Son visage s’affaissa et parut plus pâle encore à la lueur de l’écran. Il se tourna vers Sam.

« C’est Arturas », dit-il.

Sam déglutit, si fort que Galya entendit le bruit de la salive dans sa gorge. « Tu vas répondre ? » demanda-t-il.

Darius lui lança un regard noir. « Tu es stupide. Je réponds et je dis son frère est occupé ? Je dis il va dans l’eau, oui ? Je dis ça à Arturas ? »

Sam vacilla comme si l’insulte l’avait touché en pleine poitrine. « Putain, je sais pas, moi. C’est ton patron, pas le nôtre. »

Galya passa subrepticement derrière la voiture.

« Arturas est patron de tout le monde », répondit le Lituanien.

Sam fit un pas en avant. « C’est ton patron, pas le mien. »

Darius lui tendit le téléphone qui égrenait toujours sa grossière mélodie. La colère distendait ses traits rebondis. « OK, tu dis c’est pas ton patron, tu lui dis maintenant.

— Va te faire foutre », répliqua Sam.

Galya fit bouger ses poignets. Elle sentit le fil électrique lui raser l’arrière des cuisses en tombant.

Enjambant le corps, Darius vint se planter devant Sam.

« Tu crois tu es très fort ? » demanda-t-il, le téléphone sonnant toujours dans sa main.

Deux mètres séparaient maintenant Galya de la voiture. Elle repoussa le fil du bout des orteils, gardant les mains derrière son dos, délogea avec sa langue le bâillon glissé entre ses dents et le recracha, puis calma sa respiration.

Sam à son tour enjamba le corps et se positionna de l’autre côté. « Écoute, c’est pas le moment de se friter, OK ? Il faut qu’on en finisse avant que quelqu’un se pointe et nous demande ce qu’on fout ici en pleine nuit. »

Mais Darius ne l’entendait pas de cette oreille. « Fais attention à ce que tu dis, sinon tu vas dans l’eau aussi. »

Sam leva les mains.

Darius les balaya d’un geste brusque.

Galya se mit à courir.

4

Arturas Strazdas raccrocha sans laisser de message. Assis à l’arrière de la voiture qui filait sur l’autoroute en direction de la ville, il contempla, pensif, la nuque du chauffeur concentré sur sa conduite. Tomas répondait toujours au téléphone. Qu’il soit au lit ou à un enterrement, il ne manquait jamais un appel tant que son portable se trouvait à portée de main. Arturas l’avait même souvent entendu haleter et gémir au bout du fil pendant qu’il chevauchait une de leurs putes.

Une fois, dans une salle de cinéma, Tomas avait envoyé à l’hôpital un spectateur qui lui reprochait de parler au téléphone pendant la projection d’une comédie romantique. Il avait fallu plusieurs jours, et pas mal d’argent, pour convaincre le plaignant qu’il s’était trompé en identifiant son agresseur.

Tomas était depuis toujours un fauteur de trouble, mais Strazdas avait promis à sa mère de veiller sur son petit frère, quoi qu’il arrive. Il avait réitéré sa promesse quelques heures plus tôt, avant de quitter l’appartement de Bruxelles où il l’avait installée et de prendre l’avion pour Belfast.

Elle s’était plainte d’être seule pour Noël, mais pas moyen de faire autrement. Les affaires n’attendaient pas, et, malgré tout l’amour qu’Arturas Strazdas éprouvait pour son frère, il était impensable de confier de telles responsabilités à Tomas.

Strazdas lui avait envoyé un texto avant d’embarquer pour lui rappeler de se tenir prêt dès son arrivée. Il devait absolument le voir à l’hôtel ce soir. Et voilà que Tomas ne répondait pas. Strazdas rangea le portable dans la poche de poitrine de sa veste et réfléchit.

Bien sûr, il y avait une foule de raisons pouvant expliquer que Tomas ne prenne pas l’appel. Mais aucune ne lui semblait assez bonne. Quelque chose n’allait pas, forcément.

« Herkus, lança-t-il.

— Oui, patron ? » Le chauffeur jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.

« Depuis combien de temps tu n’as pas vu Tomas ?

— Quelques heures, répondit Herkus. Il était en train de boire des coups avec Darius. J’ai dû foncer les chercher. Ils avaient atterri dans un bar d’homos, et vous savez comment il est, Tomas, avec les homos. »

Oui, Strazdas n’ignorait pas ce que Tomas pensait des homosexuels. Une faiblesse de caractère qui avait suscité pas mal de dépenses au fil des ans. Entre les cautions pour obtenir sa libération et l’achat du silence des victimes ou des témoins, c’était comme nourrir un animal exotique. Les proies coûtaient cher.

« Il y a eu des dégâts ? demanda Strazdas.

— Non, pas trop. » Herkus haussa les épaules. « Il ne s’est pas vraiment mis de sang sur les mains. Darius l’a sorti à temps. Je les ai récupérés à trois rues du bar.