Galya recula les mains, s’arrachant la peau, des perles rouges apparaissant dans les minuscules sillons creusés par le bois. Elle suça ses doigts, sentit le goût du sel et du métal, et se rappela le Lituanien, ses yeux grands ouverts, le bouillonnement dans sa gorge.
La nausée enfla comme une vague tiède. Elle réussit à la laisser passer en réfléchissant.
La cuisine. Quelque chose pour forcer le tiroir.
Se déplaçant aussi vite que le lui permettaient ses plantes de pied douloureuses, elle trouva un couteau. Lourd, en acier inoxydable, manche en ivoire. Comme celui dont Mama se servait pour couper du beurre dur, et qu’elle tenait de sa propre grand-mère.
Galya revint au secrétaire et inséra le couteau dans l’espace au-dessus du tiroir, côté serrure. Elle secoua la lame de haut en bas, mais le meuble, en oscillant contre le mur, détournait toute la force qu’elle imprimait à son mouvement. Elle le cala de la hanche et recommença.
Cette fois, le mince panneau de bois subissait une pression maximale. Il plia, mais ne céda pas. Elle insista, se collant plus fort contre le secrétaire, poussant avec les jambes.
Il y eut un craquement. Galya lâcha un petit rire ravi. Le sang lui battait aux tempes.
Elle poussa de nouveau, mobilisant tout son corps, et le bois lâcha. L’avant du tiroir s’ouvrit en deux, tandis que la serrure restait fixée à un morceau. Galya haletait, les joues brûlantes. Elle dégagea le passage et introduisit sa main.
Le tissu de velours rouge accrocha des esquilles. Un petit sac fermé par des cordons, entre lesquels elle glissa les doigts. Au contact des objets durs à l’intérieur, elle comprit immédiatement qu’il ne s’agissait pas de clés, sous aucune forme, même avant que le contenu de la bourse ne se renverse sur le cuir du sous-main.
Son esprit hésita, essayant de replacer les objets dans un contexte qui permettrait de les identifier. Des bijoux, pensa-t-elle, des perles d’un blanc crémeux aux bords effilochés comme des racines de plantes.
Des racines.
Pas des bijoux.
Son estomac se révulsa. Elle retira vivement la main et, dans son geste, bouscula les petits objets durs qui s’éparpillèrent en cercle sur le cuir, joliment disposés pour elle, une chorale d’émail piqué de sang.
Une rangée de dents qui lui souriaient.
Le vertige l’aurait envoyée à terre si, au même moment, ne lui était parvenu aux oreilles le bruit d’un moteur de voiture.
40
Billy Crawford serra le frein à main et retira la clé du contact. La vieille Toyota Hiace fut parcourue de secousses et de tremblements pendant que le moteur s’éteignait. Il demeura assis en silence, réfléchissant à la suite de sa journée.
S’il arrivait à tout faire, il aurait peut-être le temps d’aller à l’église. Il assistait avec plaisir, chaque année, aux offices du soir de Noël et du lendemain matin. Il serait déçu de les manquer. Mais la fille lui avait été donnée à l’improviste, et qui était-il pour s’opposer à la volonté du Seigneur ? S’il ne pouvait se rendre à l’église, qu’il en soit ainsi. Dieu pardonnerait son absence.
Sortant de la camionnette, il commença par fermer le portail à l’arrière de la maison. Ses chaussures crissaient dans la neige. Le battant se remit en position avec un grincement fatigué et il raccrocha le cadenas. Il revint à la camionnette, ouvrit la portière latérale, et récupéra le burin et les lames pour sa scie. Le sac de ballast attendrait.
Il se dirigea d’un pas lourd vers la porte de service et prépara sa clé, rejetant de la buée tandis qu’il fredonnait à voix basse Ô douce nuit. Il se rappela, petit garçon, comment il fulminait quand les autres enfants de sa classe tournaient en dérision le chant sacré. Parvenus au verset « Sur la paille endormi, c’est l’amour infini », ils modulaient infiniiii en pouffant de rire. Il imaginait Jésus le Très-Haut, pleurant de leur irrévérence, et se retenait de hurler : Assez ! Ne vous moquez pas de notre Sauveur !
Une fois, il s’était mordu la lèvre jusqu’au sang et avait dû aller à l’infirmerie de l’école. Il resta assis sans bouger dans la pièce qui sentait l’antiseptique et la sueur, appuyant un mouchoir en papier sur sa bouche, la colère au ventre.
« Tu te sens bien ? » demanda l’infirmière.
Il ne répondit pas.
« Tu respires très fort », dit-elle.
Il cracha du sang sur sa robe. Elle recula, interdite. Puis se pencha sur lui et le gifla durement. Il rentra chez lui avec une raideur dans son pantalon, le corps brûlant à des endroits qu’il n’avait jamais soupçonnés.
Trente ans avaient passé, et il sentait encore la paume cuisante de l’infirmière quand il se touchait la nuit.
En insérant la clé dans la serrure, il leva les yeux vers la fenêtre de la cuisine.
Il se figea, le cœur battant à grands coups contre son sternum.
Quelque chose n’allait pas du tout.
Le voilage était tombé, la pièce offerte aux regards.
« Non », dit-il tout haut.
Arrête, pensa-t-il. Pas de panique.
Obligeant sa main à ne pas trembler, il déverrouilla les deux serrures et ouvrit la porte. Il remarqua aussitôt la chaise renversée, la tasse brisée, le voilage roulé en boule par terre.
Lentement, il entra et posa ses outils sur le sol. Il referma la porte sans bruit, bloquant le froid, enclencha le verrou, mit la clé dans sa poche. Puis il tendit l’oreille.
Silence. Même la chose en haut ne faisait pas entendre sa voix.
Il parcourut la cuisine du regard, vit les couverts luisants et le bric-à-brac dans les tiroirs grands ouverts.
Dans l’air immobile, entre l’humidité et le moisi, il flaira l’odeur de la fille. Le vestibule sentait le renfermé, signe que la salle à manger avait été ouverte. Voyant que la porte du salon était entrebâillée, il se demanda s’il l’avait laissée ainsi en partant. Il entra dans la pièce. Sa bible n’avait pas bougé, le canapé demeurait inchangé.
Se tournant vers le secrétaire, il vit les tiroirs ouverts, les éclats de bois.
Ses trésors, éparpillés comme des détritus sur le cuir.
Il s’humecta les lèvres et sortit de la pièce.
Il gravit l’escalier, déboucha sur le palier. La porte du placard était ouverte. En voyant les serviettes disséminées, les fragments de bois, la poussière de plâtre, il comprit.
Une flambée de rage lui monta du ventre. Il poussa un rugissement.
41
Galya sursauta en entendant le bruit. Elle se fit toute petite dans le noir et écouta. Des pas qui redescendaient l’escalier dépourvu de moquette, lents et lourds, puis qui allaient et venaient dans le vestibule au-dessus de sa tête.
Elle sentait la froide humidité de la cave s’insinuer sous sa peau et dans ses muscles, réveillant la fatigue.
« Je sais que tu es encore dans la maison, lança-t-il, sa voix étouffée par la porte qui fermait l’escalier de la cave. Je te sens. Je sais que tu m’entends. »
Elle se recula plus encore dans un coin, derrière un vieux congélateur qui ronronnait faiblement et sans discontinuer.
« Il n’y a aucune raison d’avoir peur », dit-il. Le plancher du vestibule craquait sous ses pas. « Je veux seulement t’aider. C’est tout. »