— Il a réussi ? »
Par la porte entrouverte du salon, Lennon vit Ellen qui arrachait un crayon à Lucy.
« Oui », dit-il.
Susan lui effleura la joue. Il frissonna.
« C’est normal d’avoir peur, dit-elle. Tu es peut-être le Grand Méchant Jack pour toutes les ordures que tu mets sous les verrous, mais je te connais mieux que tu ne crois. »
Comme lui, elle laissa filer son regard vers le salon. « Quand quelque chose nous est très précieux, c’est là qu’on éprouve vraiment la peur. Elles sont si fragiles. J’ai toujours une petite boule de terreur en moi, à l’idée que je pourrais perdre ma Lucy. Je crois que ça ne me quittera jamais. »
Elle posa sa main à plat sur la poitrine de Lennon, à l’endroit de son cœur. « Bienvenue dans le monde des sentiments, dit-elle. Allez, va donc dire bonjour à ta fille. »
Lennon obéit.
Ellen leva les yeux de son dessin, faillit parler, puis se rétracta et reporta son attention sur la feuille de papier posée sur la table basse. Lucy, apparemment outrée par la perte de son crayon, vidait un coffre à jouets un peu plus loin.
« Salut, ma chérie, dit-il.
— Mmm, fut la réponse.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-il en s’asseyant sur le canapé en face de la fillette.
— Un dessin. Où tu étais ?
— Au travail.
— Tu avais dit que tu n’irais pas aujourd’hui, fit remarquer Ellen, gardant les yeux baissés.
— Oui, je sais. Je suis désolé. Mais il se passe beaucoup de choses.
— Tu vas y retourner ? »
Lennon se frotta le menton. Il devrait se raser. « Oui », répondit-il.
Ellen ne dit rien.
« Mais je reviens ce soir, reprit-il. Peut-être assez tôt pour te border dans ton lit. Sinon, je serai là quand tu te réveilleras demain matin. Quand tu découvriras ce que le père Noël t’a apporté.
— Tante Bernie a téléphoné plusieurs fois », dit Ellen.
Lennon serra le poing et l’enveloppa de son autre main. « Oui, je sais.
— Elle veut que j’aille chez elle pour Noël. »
Il déglutit, préparant sa réponse. « Tu as envie d’aller chez Tante Bernie ? Ou tu préfères rester ici avec Lucy, Susan et moi ? »
Ellen réfléchit un instant. « Tu seras là pour le père Noël ?
— Oui.
— Promis ?
— Croix de bois, croix de fer, dit Lennon en croisant les bras sur sa poitrine.
— Dis la suite.
— Si je mens, je vais en enfer.
— D’accord, dit Ellen. Je reste ici.
— Merci. »
Lennon se laissa glisser du canapé et, sur les genoux, alla rejoindre l’enfant de l’autre côté de la table basse.
« Qu’est-ce que tu dessines ? demanda-t-il.
— Mes rêves », répondit Ellen.
Il montra une fille avec des cheveux blonds. « C’est toi ? »
Ellen fit non de la tête.
Du doigt, il suivit les empreintes d’un brun rougeâtre tracées sur la page. « Elle a marché dans la boue ?
— Non », dit Ellen.
La fille était représentée sur un côté de la feuille. De l’autre côté, une femme qui paraissait avoir un certain âge tendait les bras vers elle. Entre ces deux personnages se tenait une silhouette sombre, esquissée à grands coups de crayon et férocement gribouillée.
« Qui est-ce ? interrogea Lennon.
— Je ne sais pas. Il sent le lait. »
Il examina la fille de plus près. Pour une raison qu’il ne s’expliquait pas, il pensa au passeport dans sa poche, et à la photo d’une jeune femme qui ressemblait vaguement à celle qu’il cherchait.
Avant qu’il n’ait le temps de questionner encore Ellen, son portable sonna. Levant les yeux, il vit Susan qui le regardait depuis le seuil de la cuisine. L’écran affichait un numéro masqué, comme l’autre fois. Il appuya sur le bouton vert, approcha le téléphone de son oreille, et ne dit rien.
Au bout d’un moment, une voix hésitante dit : « Allô ?
— Connolly ? demanda Lennon.
— Inspecteur ?
— Pardon, je croyais que c’était… quelqu’un d’autre. Alors, vous avez trouvé ?
— Ça se pourrait bien, répondit Connolly. J’ai fait une recherche dans la base de données ViSOR[5], comme vous avez dit.
— Oui. » Le registre des Délinquants sexuels ou violents dressait la liste de tous les criminels condamnés à une peine allant de cinq ans à la perpétuité pour agression sexuelle, à quoi s’ajoutaient certains individus considérés comme potentiellement dangereux.
« Je n’ai rien trouvé sur la région, dit Connolly. Personne qui ressemble à votre portrait, aucune agression du côté des prostituées. Mais il y a quand même un gars qui me fait tiquer. »
Lennon caressa les cheveux d’Ellen, se pencha pour l’embrasser sur le sommet de la tête, et s’écarta pour ne pas être entendu. « Allez-y, je vous écoute, dit-il.
— Un certain Edwin Paynter, P-A-Y-N-T-E-R, de Salford, dans le Grand Manchester. Épinglé il y a sept ans pour violences et séquestration d’une fille des rues. Il a tiré dix-huit mois. Apparemment, il a été contrôlé à un feu rouge et on a découvert une femme ligotée à l’arrière de sa camionnette.
— Bon sang, fit Lennon.
— Bref, d’après la base de données, il était enregistré à Salford. La police locale l’a surveillé pendant deux ans, et ensuite il a décidé d’aller vivre chez une tante à Belfast. Pour prendre un nouveau départ, j’imagine. »
Susan tendit à Lennon un mug de thé fumant. Il la remercia d’un signe de tête et but une gorgée.
« Donc, on l’a inscrit au fichier ici, continua Connolly. Mais au bout d’un an environ, il a complètement disparu de la circulation. Plus aucune nouvelle depuis deux ans maintenant.
— Vous avez une photo ? L’adresse de la tante ?
— Oui, mais…
— Envoyez-moi toutes les infos par mail. Je les lirai sur mon téléphone.
— Je ne crois pas qu’on ait le droit de transmettre des données ViSOR en dehors du réseau.
— Faites ce que je vous dis, ordonna Lennon. J’en prends la responsabilité. »
Quand il eut raccroché, Susan demanda : « Il y a du nouveau ?
— Peut-être. On verra.
— Tu as le temps de manger quelque chose ? Un sandwich ?
— D’accord, dit-il en s’asseyant sur le canapé. Merci. »
Elle rassembla les divers ingrédients, disposa des tranches de jambon fraîchement cuit et de la salade sur du pain. Il avait l’estomac qui gargouillait rien qu’à la regarder. Pour se changer les idées, il sortit l’enveloppe de sa poche et examina le portrait. Il remarqua l’abondance de coups de crayon, hachurant le papier en tous sens jusqu’à former un visage rond. Son regard se fixa sur le dessin d’Ellen, le furieux désordre des traits qui composaient le personnage.
Une idée s’insinua dans son esprit, mais il la chassa avant qu’elle ne prenne racine.
Susan posa une assiette sur la table basse à côté de son mug de thé.
Le téléphone de Lennon sonna au moment où il mordait dans son sandwich.
46
Sous le regard las d’Herkus, Arturas aspira une autre ligne sur la desserte en verre de la chambre d’hôtel.
« Tu en veux ? » demanda-t-il.
Herkus se renversa en arrière dans le fauteuil et laissa tomber ses paupières. « Non, j’en ai déjà pris. Faut que je me repose un peu les yeux. »