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« Et le petit Edwin. Cinq ou six ans, il avait, à l’époque. Et à peine de quoi s’habiller. Je lui ai acheté un œuf de Pâques en chocolat, il s’est jeté dessus comme la misère sur le monde. Mais je ne l’ai pas beaucoup vu non plus. Cora l’enfermait dans la chambre avec une bible. Des heures, il restait là-dedans.

« Parce qu’elle était tombée dans la religion. Enfin, une sorte de religion. Elle a essayé de me convertir pendant tout le week-end. Moi, je lui ai dit que je fréquentais l’Église d’Irlande tous les dimanches matin avec maman, et que ça me faisait assez de Dieu et de Jésus pour me durer jusqu’au dimanche suivant. J’avais pas besoin d’entendre encore ses prêches. Mais elle ne me lâchait pas.

« À la fin, j’ai perdu patience et je lui ai sorti ses quatre vérités. Elle ne l’a pas trop bien pris et elle m’a fichue dehors. Je me rappelle quand j’attendais le taxi sous la pluie, le petit Edwin me regardait à la fenêtre de la chambre, avec son visage tout rond derrière le carreau. Je lui ai fait un signe de la main, mais il n’a pas répondu. Rien. Il me fixait, c’est tout, sans bouger.

« Après ça, on n’a eu aucune nouvelle pendant un an, et puis maman a reçu une lettre annonçant que le mari était mort. Tombé dans le canal, pété comme un coing. Il s’était noyé. Maman a écrit pour dire que Cora pouvait rentrer à la maison et habiter avec nous si elle voulait, mais on n’a jamais eu de réponse. Jusqu’à ce qu’on apprenne qu’elle avait fini par perdre complètement la boule et avait été internée.

« Edwin avait douze ou treize ans à ce moment-là. Quand on l’a trouvé, il était enfermé dans la chambre depuis plus d’une semaine avec la bible, rien d’autre, pour ne pas devenir fou lui aussi. Heureusement qu’il y avait un lavabo dans la chambre, sinon il serait mort.

« On voulait qu’il vienne vivre à Belfast avec nous. Maman, c’était son seul petit-fils, et elle ne l’avait jamais vu. Mais la grand-mère du côté du père n’était pas d’accord, à cause de toutes les tueries qu’il y avait partout. Je ne peux franchement pas lui donner tort. Vous avez l’air assez vieux pour vous rappeler comment c’était ici, dans les années quatre-vingt.

— Oui, je me rappelle, dit Lennon.

— On en a tous bavé, pas vrai ? D’après ce que je sais, quand il a eu dix-huit ans, il a pris Cora avec lui. Nous, on restait toujours sans nouvelles. Et puis, j’ai appris qu’elle était morte. Je ne suis même pas allée à l’enterrement. Ça s’est passé là-bas, quelque part.

« Mais peu de temps après, Edwin m’a téléphoné pour me demander s’il pouvait venir habiter avec moi. J’étais pas trop chaude, à dire vrai, vu que je ne le connaissais ni d’Ève ni d’Adam. Mais maman était décédée l’année précédente et je me sentais bien seule ici, alors j’ai pensé, quel mal y aurait-il à ça ? »

Elle agita un doigt en direction de Lennon.

« Mais je vais vous dire une chose. Si j’avais su pour les autres affaires, la prison et le coup du criminel sexuel, je ne l’aurais pas laissé approcher. Quand j’ai appris tout ça, c’est sûr que c’était trop tard. »

Sissy avait l’air vidé lorsqu’elle eut fini de parler, comme en manque d’air. Lennon envisagea un instant d’arrêter l’interrogatoire. Non. Elle était le seul lien avec l’homme qu’il recherchait.

« Et les femmes ? demanda-t-il. Il avait des copines ici ? Quelqu’un qu’il ramenait à la maison ? À qui il rendait visite ?

— Grands dieux, non. Sauf si on compte la petite Mrs. Crawford.

— Mrs. Crawford ?

— Och, que Dieu la garde, elle habitait dans une grande maison du côté de Cavehill Road. Un petit coin perdu, avec rien que des mauvaises herbes tout autour. C’était vieux et moche là-dedans. Je lui faisais des petits travaux ménagers, et Edwin un peu de bricolage. Il se plaisait bien en sa compagnie. La pauvre femme, elle avait eu une attaque.

— Y avait-il quelqu’un d’autre pour qui il travaillait régulièrement ?

— Non. Juste ce fumier qui s’est tiré en Espagne.

— Mrs. Crawford vit toujours ? demanda Lennon.

— Je pourrais pas vous dire. Elle a eu encore une crise juste avant qu’Edwin se taille, et elle est partie à l’hôpital. J’ai jamais eu d’appel pour retourner travailler chez elle. Sans doute qu’elle est allée dans un foyer ou quelque chose.

— Et où est-elle, cette maison ? » demanda Lennon.

TROISIÈME PARTIE

EDWIN

52

Galya se sentit enveloppée dans l’étreinte de bras durs comme de la pierre. Elle flottait encore dans les strates obscures entre le rêve et l’éveil, voyageant à travers un épais brouillard en direction d’une lumière qui lui parut tout d’abord accueillante, puis de plus en plus violente, impitoyable, à mesure qu’elle s’en approchait.

La première gifle ne fit que la troubler. La deuxième l’emplit de colère. Elle voulut lever les bras pour se défendre, mais s’aperçut qu’elle avait les poignets immobilisés derrière le dos.

Ouvrant péniblement les yeux, elle essaya de réfléchir malgré le flot des sensations dans lesquelles son esprit menaçait de s’engloutir. La lumière lui planta une flèche douloureuse au centre de la tête. Elle cligna des paupières, cherchant encore à se protéger de l’éblouissement en levant une main. De nouveau, elle en fut incapable.

Une voix dit quelque chose, quelque part.

« Quoi ? Où suis-je ? » demanda-t-elle en russe.

La voix parla encore, mais elle ne comprenait pas. Puis elle reconnut la langue anglaise et se repassa les mots, déchiffrant lentement le sens du message.

« Tout va bien, avait dit la voix. Ne bouge pas. »

Celui qui avait parlé entra dans son champ de vision, visage lunaire penché sur elle et éclairé par une ampoule électrique qui se balançait au-dessus. Elle se rappela avoir cassé une ampoule, et reçu les minuscules fragments comme une rafale de neige glacée. Elle s’était ensuite retrouvée dans le noir, seule, à attendre. Attendant que le propriétaire de la voix revienne.

Revienne pour quoi ?

Pour me faire mal, pensa-t-elle.

Le brouillard se dissipa un peu. Elle respira quelque chose de chaud et d’humide : de la vapeur d’eau bouillante. Tournant la tête aussi loin que possible, elle le vit prendre un grand saladier en plastique sur un établi. Il vint le poser par terre à ses pieds.

Elle se souvenait de lui maintenant — l’odeur de lait aigre, les paroles apaisantes, les yeux inquisiteurs. La peur jaillit à travers le brouillard, parcourant son corps en un violent sursaut, mais elle ne pouvait bouger les membres. Elle se tordit sur elle-même, essaya de voir ce qui attachait ses poignets à la chaise, et distingua vaguement un lien en plastique. Le collier de serrage lui fendit les chairs quand elle voulut dégager sa main.

« Arrête, dit-il. Tu vas te blesser. »

Elle commença à parler en russe, mais se reprit. « Qu’est-ce que vous faites ? » demanda-t-elle.

Il lui sourit. « Tu verras. Ne t’inquiète pas, c’est quelque chose de bien. »

Quand il passa derrière elle, elle le suivit des yeux jusqu’à ce que les muscles de son cou lui fassent mal. Il prit une petite bouteille et une éponge sur l’établi.

« S’il vous plaît, dit-elle. Qu’est-ce que c’est ? »