— Et ensuite ?
— Tomas voulait se taper la nouvelle pute pour lui apprendre le métier. L’Ukrainienne. Quand il pète un câble avec les homos, il a toujours envie d’une pute après. »
Strazdas regarda les lumières de la ville qui approchaient, la masse compacte des bâtiments émergeant de l’ombre.
« Quelle Ukrainienne ? demanda-t-il.
— Celle que Rasa a ramenée de la ferme à champignons la semaine dernière, répondit Herkus. L’agence l’avait envoyée travailler là-bas, avec Steponas. Elle bossait depuis un mois, six semaines peut-être, quand Rasa l’a remarquée. Elle était couverte de fumier des pieds à la tête, mais Rasa, elle te repère un canon à cent mètres. Les loyalistes ont lâché deux mille patates pour l’avoir.
— Une petite somme, fit observer Strazdas.
— C’est un canon, je vous dis. Darius me l’a confirmé. Jeune, toute mince, jolie bouche. Du monde au balcon. Elle démarre aujourd’hui, et Tomas voulait qu’elle commence du bon pied. C’est ce qu’il a raconté.
— Ils l’ont mise où ?
— Du côté de Bangor, répondit Herkus. Au nord-ouest de la ville, après l’aéroport George-Best. »
Strazdas sortit à nouveau le téléphone de sa poche, chercha Darius dans le répertoire et lança l’appel. Il tomba directement sur la messagerie.
« Une fois que tu m’auras déposé à l’hôtel, essaie de trouver Tomas et Darius.
— OK », dit Herkus.
5
Galya pratiquait la course depuis un très jeune âge. C’était l’athlète la plus rapide des écoles de son district, remportant toutes les médailles et trophées aux championnats régionaux. Mama exposait ces récompenses sur le vieux vaisselier qu’elle avait hérité de sa propre grand-mère, quarante ans auparavant.
À l’adolescence, en pleine croissance osseuse, Galya se découvrit une préférence pour le cinq mille mètres. À quatorze ans, elle s’entraînait trois fois par jour, diminuant peu à peu son temps de parcours jusqu’à approcher les quinze minutes. Elle se rappelait les matins froids, quand elle refermait la porte de la maison de Mama et partait à petites foulées vers le stade, écoutant les bruits du monde qui s’éveillait pendant qu’elle avalait les tours de piste.
L’entraîneur proposa de l’inscrire à l’école d’athlétisme, convaincu qu’elle réussirait haut la main les épreuves de sélection. Peut-être même la préparerait-on à intégrer l’équipe olympique, pensait-il. Mais cela aurait signifié quitter son village en laissant Mama cultiver seule ses quelques arpents de terre. Galya déclina l’offre, et continua à courir pour le pur plaisir de sentir son cœur s’emballer.
Aujourd’hui, elle courait pour sauver sa peau.
Ses bras marquaient la cadence. Le macadam glacé lui brûlait la plante des pieds. Ses poumons s’emplissaient d’air froid.
Elle avait pris une vingtaine de mètres d’avance quand les deux hommes s’aperçurent de sa fuite. Paniqué, Sam trébucha sur le cadavre en s’élançant pour la rattraper. Elle entendit le bruit de sa chute, son hurlement, puis les pas sonores de Darius qui propulsait sa lourde masse en avant.
Avaient-ils des pistolets ? Galya se dit que non ; les coups de feu auraient déjà claqué, elle aurait senti les balles s’enfoncer dans sa chair. Quel effet cela faisait-il ?
Elle chassa cette pensée.
Devant elle, une barrière ouverte et, un peu plus loin, une jetée. Derrière, des pieds qui couraient, pesamment, sans parvenir à réduire la distance. Elle ne se retourna pas, afin de conserver son équilibre et son rythme. Galya savait que c’était l’essence même de la course : l’équilibre et le rythme, conditions nécessaires pour tenir la vitesse et minimiser la fatigue. Si elle perdait ça, elle serait rattrapée. Si elle était rattrapée, elle mourrait.
Respire.
Inspire, deux, trois, quatre, expire, deux, trois, quatre…
Darius haletait. Il n’avait pas les qualités d’un sprinteur, et aucune endurance. Pas comme Galya. Pour peu qu’elle maintienne son avance suffisamment longtemps, en restant hors de sa portée, il serait lâché par ses jambes, et ses muscles massivement privés d’oxygène ne le porteraient plus.
Inspire, deux, trois, quatre, expire, deux, trois, quatre…
Galya l’entendit rugir tandis qu’il puisait dans ses dernières réserves. Elle en possédait davantage encore. Malgré ses pieds douloureux dont la peau se déchirait sur le terrain imprégné de sel, elle poussa plus fort. Darius avait réduit l’écart, respirant avec l’énergie du désespoir. Il poussa un nouveau cri quand son allure faiblit.
Inspire, deux, trois, quatre, expire, deux, trois, quatre…
Elle aperçut le verglas à temps pour allonger sa foulée et sauta aisément. Darius n’avait rien vu. Elle entendit la glissade, suivie du bruit mou de la chair qui s’écroule sur le sol, et enfin le souffle brutalement expulsé des poumons.
Jurant et grognant, le Lituanien se releva. Il était gros et fort, mais il était lent aussi. Elle pouvait courir plus vite que lui, à n’en pas douter, mais la douleur remontait le long de ses chevilles et l’air glacé lui brûlait la gorge.
Inspire, deux, trois…
La poitrine de Galya lui faisait atrocement mal, l’air était trop froid. Elle rata un battement.
Expire, deux, trois…
Sa respiration devenait sifflante, elle perdait son équilibre. Elle ordonna à son esprit de se concentrer, à son corps de le suivre, mais la douleur refusait de se cantonner à ses pieds, s’insinuait lentement dans ses chevilles, jusqu’aux mollets, l’obligeant à raccourcir sa foulée et à ralentir.
Les pas lourds du Lituanien se rapprochaient. Il soufflait et haletait, mais il maintenait l’allure.
La barrière ouverte n’était plus qu’à quelques mètres. De l’autre côté, Galya distinguait d’immenses tas noirs qui se découpaient contre les lumières de la ville. Du charbon, peut-être, ou des pierres, et aussi des machines, dressées au-dessus de cabanes en préfabriqué. Des endroits où se cacher, si elle pouvait seulement les atteindre.
Mais le froid, la douleur. Poignardant ses jambes, se resserrant autour de sa poitrine.
Le Lituanien se rapprocha encore, si près maintenant qu’il aurait pu la toucher en tendant le bras.
Galya pria tout en courant.
Mama, aide-moi, aide-moi, fais que j’aille plus vite, fais que je…
Une lumière aveuglante, un hurlement de pneus, un choc sourd et un cri.
La voiture, un gros 4x4, déboucha d’une route secondaire et manqua de peu Galya. Elle sentit le souffle de l’air, puis le véhicule percuta le Lituanien. Elle entendit le bruit de son corps qui retombait sur le sol.
Une portière s’ouvrit et une voix cria : « Arrêtez-vous ! »
Galya filait toujours, mais ses longues foulées avaient fait place à une course vacillante.
La voix lança encore : « Stop ! Police ! »
Elle ralentit, jeta un regard par-dessus son épaule.
Les mots POLICE PORTUAIRE se détachaient sur le côté de la voiture, au centre d’un motif de couleur. Galya s’arrêta, l’incompréhension se mêlant à la peur.
« Ne bougez pas », dit le policier. Reportant son attention sur l’homme étendu par terre devant la voiture, il parla dans sa radio. « Vaudrait mieux appeler une ambulance, Bobby… »
La radio répondit en crachotant.