Idéalement, il aurait aimé lui brosser les dents plusieurs fois pendant un jour ou deux, mais il n’était pas totalement maître des circonstances. Davantage de temps aurait permis de mieux les blanchir encore. Une dentition magnifique, du reste, ce qui le protégeait contre une éventuelle déception.
Elle s’était débattue au début. Il fallait s’y attendre. Elles avaient toutes résisté, avant de comprendre que la poudre ne leur faisait pas mal. Elle avait serré les lèvres, crispé la mâchoire pour repousser la brosse à dents, jusqu’à ce qu’il l’empoigne par les cheveux. Alors, elle avait ouvert la bouche en criant de douleur, et la brosse à dents était entrée comme un chat se faufilant par une porte laissée sans surveillance.
Elle s’était tortillée, mais il la maintenait fermement par les cheveux, penché sur sa bouche, brossant les molaires et remontant vers les incisives. Elle lui crachait de minuscules étoiles de bave sur les mains en toussant.
Puis, un bruit : un son creux, prolongé en écho, qui venait de quelque part au-dessus.
Il se figea, inclina la tête d’un côté. La fille s’étrangla sur la brosse à dents restée au fond de sa gorge.
« Tais-toi », ordonna-t-il en retirant la brosse.
Elle eut une quinte de toux et gigota sur la chaise.
Il se pencha pour attraper la serviette posée par terre à côté du saladier. Elle essaya de lui mordre les doigts quand il franchit la barrière de ses dents et continua à produire des cris étouffés même lorsqu’il lui eut enfoncé le tissu dans la bouche.
« Tais-toi », dit-il encore.
Elle n’obéissait pas.
Saisi de colère, il leva une main pour la frapper. Elle eut un mouvement de crainte et se tut, fermant les yeux de toutes ses forces.
« Bien, dit-il. Reste comme ça. »
Elle respirait bruyamment par le nez, la poitrine agitée. Il s’écarta de quelques pas et tourna son attention vers le haut de l’escalier.
Le bruit venait-il de derrière ? On aurait dit un coup porté contre une fenêtre. À Halloween, des enfants d’un lotissement voisin s’étaient aventurés jusqu’ici pour lancer des objets contre la façade. Il les avait regardés depuis le dernier étage, petits démons qui remontaient furtivement l’allée en se croyant invisibles. Mais lui les épiait, imaginant les punitions qu’il leur infligerait s’il ne craignait d’attirer l’attention sur sa personne.
Il s’avança jusqu’au pied de l’escalier, dressant l’oreille pour essayer d’entendre quelque chose malgré les gémissements de la fille et les battements violents de son propre cœur. Il faillit lui ordonner encore de se taire, mais décida que cela ne servirait à rien. De toute façon, il serait obligé de monter pour trouver la cause du bruit. Il gravit les marches.
Le rez-de-chaussée était toujours plongé dans l’obscurité. Il régnait dans la maison un silence qu’il avait adoré dès le premier jour où il y était entré, trois ans auparavant. La chose en haut était encore humaine à l’époque. C’était avant qu’elle ne change. Avant que le Seigneur ne lui procure cette maison.
Il gagna la cuisine, posant lentement un pied devant l’autre, prudemment, comme un funambule. Dehors, le noir se trouait d’une lueur orange jetée sur la neige par le lampadaire au bout du chemin. Il s’approcha de la fenêtre, retenant son souffle.
Des traces de pas dans la neige.
Une rayure au milieu de la vitre.
Il laissa sortir l’air de ses poumons, pris d’un vertige. Quelqu’un était venu. Quelqu’un qui avait essayé de forcer la fenêtre. Qui voulait entrer. Peut-être un adolescent du lotissement, un voyou à la recherche d’objets de valeur.
Le vitrage sécurisé, un achat coûteux, certes, avait sauvé la vie de l’intrus. Si celui-ci était parvenu à briser le verre, alors on pouvait…
Il inspira, retint de nouveau son souffle.
Une silhouette apparut au faîte du portail, découpée dans la lumière du lampadaire. Un homme de taille imposante, qui se hissait et se laissait retomber de l’autre côté. Pas un adolescent, ni un voyou convoitant un butin facile. Cet homme était bien habillé. Cet homme avait des épaules larges et de grosses mains.
Que venait-il faire ici ?
Billy Crawford, ainsi qu’il s’était lui-même baptisé, ne céda pas à la panique. Il se fondit dans les ombres de sa propre maison et demeura aux aguets. Attendant.
55
Herkus se pencha pour ramasser la brique de la main droite et revint à la fenêtre. Le tournevis dans la main gauche, il posa la pointe sur le coin inférieur de la vitre.
Regardant encore une fois par la fenêtre, il scruta les nuances de l’obscurité à l’intérieur. Y avait-il quelque chose qui tremblait dans les ombres, là où rien ne bougeait auparavant ? Sans doute un tour que lui jouait son esprit fatigué. Dans tous les cas, il était trop tard maintenant. Il avait décidé d’une stratégie, et il s’y tiendrait.
La fenêtre résista au premier assaut. Herkus jura et reprit son élan. Il frappa, plus fort cette fois, sur le manche du tournevis. Le panneau de verre explosa en un millier de minuscules cristaux qui tombèrent en pluie, avec un bruit de cascade.
De la pointe du tournevis, il gratta quelques morceaux encore accrochés, puis recommença l’opération sur la deuxième vitre. Le panneau céda à la première tentative, et, tandis que l’ondée de verre se répandait à ses pieds, Herkus sentit la vague d’air tiède que la maison lui envoyait au visage.
Dans le silence qui suivit les tintements et les crissements, il demeura immobile, tendant l’oreille. Pas question de se laisser surprendre. Celui qui habitait ici avait sûrement entendu le fracas. Il n’appellerait pas la police. Pour sécuriser à ce point sa maison, il fallait avoir des choses à cacher.
Il grimpa sur le rebord de la fenêtre, agrippa les montants et se hissa. Le verre craqua sous ses pieds quand il descendit sur la paillasse à côté de l’évier avant de se laisser tomber sur le sol. Il grogna en se redressant. Un homme de sa corpulence n’était pas taillé pour escalader les portails ni les fenêtres. Il frissonna, brusquement refroidi par l’évaporation de la sueur qui s’était formée sur son corps.
Dans l’obscurité, il distinguait la porte donnant sur un vestibule. Il sortit de la cuisine d’un pas aussi léger que sa masse le permettait, respirant lentement, à petits coups, l’oreille attentive.
Un rai de lumière attira son regard, dessinant un rectangle dans le noir. Il explora le battant de ses doigts et trouva la poignée. La porte s’ouvrit avec un craquement sonore. Derrière apparaissait un escalier en bois. En bas, une voix étouffée.
La voix d’une fille.
56
La gorge de Galya se serra, révulsée par le goût du sel. Elle toussa, mais la serviette demeurait profondément enfoncée dans sa bouche. Elle crut un instant qu’elle allait vomir, et l’idée qu’elle pourrait s’étouffer, ici, dans cette cave, la terrifia autant que toutes les expériences qu’elle avait traversées depuis vingt-quatre heures.
Elle s’obligea à respirer calmement par le nez, laissant l’oxygène inonder son esprit, pour freiner la panique et retrouver sa capacité à réfléchir. Elle croyait avoir atteint les limites de la peur qu’il lui était possible de supporter. Perdre la raison l’aurait aidée, mais son esprit s’accrochait, bien qu’il ne lui parût d’aucune utilité.
Le fou était parti. Et ce maudit espoir qui s’insinuait de nouveau. Elle aurait presque souhaité le chasser de sa conscience, mais toujours il revenait.