Herkus éprouva, comme jamais auparavant, quelque chose qui s’approchait de la panique. Devait-il bouger ? Rester immobile ? Il déglutit avec insistance pour se déboucher les oreilles.
Il pourrait expliquer au fou qu’il voulait seulement la pute, qu’il l’emmènerait et ne reviendrait pas, et qu’aucun mal ne lui serait fait. Mais comment raisonner avec la folie ?
Entre deux gémissements, il entendit la respiration suffocante de la fille. Le bruit venait du sol. Était-elle tombée ?
Herkus s’obligea à réfléchir, à mettre un peu d’ordre dans son esprit. Certes, le fou avait l’avantage de se repérer dans les recoins obscurs de sa propre cave, mais Herkus était armé. Il faudrait s’approcher de lui pour l’emporter.
Il rampa en direction du bruit, avançant à tâtons sur le sol irrégulier, jusqu’à sentir sous ses doigts la peau douce de la fille. Il poursuivit son exploration et palpa sa joue, son nez, le chiffon enfoncé dans sa bouche. De sa main libre, il la saisit à la gorge tandis que, de l’autre, il appuyait le pistolet sur sa tempe.
« Tu veux la pute ? demanda-t-il à l’obscurité. Tu me veux, moi ? Alors, viens. »
Attrapant la chaise, il recula en traînant dans son sillage la fille qui donnait des coups de pied et pleurait faiblement. Il s’arrêta lorsqu’il sentit de nouveau le contact froid du mur contre son dos.
« Viens, répéta-t-il.
— Non », dit une voix étouffée.
Herkus se tourna vivement sur sa droite en braquant le Glock.
« Comment m’as-tu trouvé ? » demanda la voix, à gauche maintenant.
Herkus corrigea son tir et pressa la détente. L’éclair illumina le fou qui le regardait, dans le coin opposé. Herkus pointa le Glock et tira encore. Cette fois, la détonation n’éclaira que le vide.
La pute hurla, un cri assourdi par le bâillon enfoncé dans sa bouche et par une nouvelle barrière d’interférences qui sifflaient aux oreilles d’Herkus. Il secoua la tête et avala sa salive pour tenter de soulager ses tympans.
« Ce pistolet est très bruyant », dit le fou. Il parlait avec un accent étrange, différent de celui qu’on entendait dans cette ville. « Ça m’écorche les oreilles. Ne tire plus, sinon je te le ferai payer. Comment m’as-tu trouvé ? répéta-t-il.
— Je viens seulement chercher pute.
— Elle est à moi.
— Non, dit Herkus. Tu la voles.
— Le Seigneur me l’a amenée. »
Herkus rit. « Non, Aleksander l’amène. Mon patron l’achète. Elle n’est pas à toi. Elle est à nous.
— Tu mets ma parole en doute ? »
La voix, si proche… Herkus asséna un coup avec le Glock, certain de toucher la tête du fou. Il ne balaya que de l’air.
Il cligna des paupières. Des formes lui apparaissaient maintenant dans le noir, mais aucune qui ressemblât à un homme. Saisissant de nouveau la pute par la gorge, il serra jusqu’à ce qu’elle émette un gargouillis étranglé.
« Je vais la tuer, dit-il.
— Ce serait du gâchis, répliqua le fou. Mais si tu dois le faire… il y en aura une autre. Il y en a toujours d’autres. Les gens comme toi les font venir ici pour les vendre. Personne ne sait qui elles sont. On ne peut pas retrouver leur trace. Qui irait signaler leur disparition ? C’est pourquoi le Seigneur me les apporte.
— Tu es fou, dit Herkus.
— C’est ce qu’on pourrait croire. Mais tu te trompes.
— Tu n’es pas fou ? Alors, écoute-moi. Cette pute appartient à homme très méchant. Elle a tué son frère. Maintenant, il veut qu’elle soit morte. Si je l’emmène, c’est terminé. Sinon, lui, il vient te régler ton compte. Tu comprends ? »
Le fou se mit à rire. « Tu ne peux pas me faire peur. Ne le vois-tu pas ? J’ai le Seigneur Jésus-Christ à mes côtés. Si un ennemi vient me menacer, Il le terrassera.
— Non, dit Herkus. Jésus ne t’aidera pas. Il ne terrassera pas mon patron.
— Oh si, rétorqua le fou. Comme ça. »
Herkus reçut un coup violent dans le flanc, sous les côtes, puis un poids lui tomba sur les épaules. Il essaya de tirer sur ce qui l’entraînait vers le sol, mais le Glock, affreusement lourd, lui glissa entre les doigts et s’écrasa sur le béton.
Il sentit l’odeur de lait aigre. Une chaleur irradiait de son abdomen.
« Il fera comme ça », répéta le fou.
La brûlure dans le flanc d’Herkus disparut, laissant place à une douleur plus sourde, mais il fut touché ailleurs.
Encore.
Et encore.
Il voulut saisir ce qui l’attaquait, sentit un objet long, mince et raide, luisant d’humidité.
Des lèvres, douces contre son oreille, retroussées sur des dents. « Comme ça », chuchotèrent-elles.
61
Lennon entendit la deuxième détonation au moment où, descendant de l’évier, il posait les pieds sur le carrelage de la cuisine. Bientôt, une troisième retentit.
« Espèce d’imbécile », se morigéna-t-il.
Imbécile, parce qu’il n’aurait pas dû entrer seul après avoir entendu le premier coup de feu. Parce qu’il ne faisait pas marche arrière, même après les deux autres. Il s’était reproché son manque de jugement plusieurs fois en quelques minutes, et pourtant sa raison semblait incapable, ou bien refusait, d’obéir à l’instinct dicté par ses tripes.
Jack Lennon avait agi en imbécile quand il s’était engagé dans la police. Quand il avait décliné les honneurs après avoir sauvé la vie d’un collègue qui essuyait une attaque par balles. Quand il avait abandonné sa fille encore dans le ventre de sa mère. Quand il avait entraîné un tueur nommé Gerry Fegan de l’autre côté de la frontière pour satisfaire une vengeance.
Lennon savait qu’il s’était comporté en imbécile toute sa vie, mais cela ne l’avait jamais arrêté. Il dégaina son pistolet et s’enfonça plus avant dans la maison.
62
L’homme qui était maintenant, comme il ne doutait pas de l’avoir toujours été, Edwin Paynter, tira le tournevis vers le haut et enfonça la lame dans les entrailles de l’étranger, qui hurla.
Paynter relâcha un peu la pression et attendit qu’il cesse de se tordre.
« Comment m’as-tu trouvé ? demanda-t-il encore.
— Par les taxis, dit l’étranger en serrant les dents.
— Quels taxis ?
— Les Taxis de Maxie. Rasa a fait un dessin. Je le montre au patron de la boîte. Il te cherche pour moi.
— Quel dessin ?
— Celui de Rasa.
— Qui est Rasa ? Qui a dessiné quoi ?
— Rasa travaille pour mon patron. Elle s’occupe des filles. Elle te voit avec la pute, elle fait dessin. »
L’esprit de Paynter s’affola, assailli par des questions auxquelles il fallait apporter des réponses, des échappatoires. Mais tout était perdu. Un portrait de lui circulait dans la ville. Il n’y avait plus rien à faire maintenant, sinon prendre la fuite.
Si, il restait une chose, et elle était là, à ses côtés, s’étranglant avec la serviette qu’il lui avait enfoncée dans la bouche.
La colère explosa dans sa poitrine en une flambée incandescente.