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Elle continuait inlassablement, brouillant les mots, l’un bousculant l’autre, de sorte qu’il ne savait plus où commençait la prière ni où elle s’achevait. Sa voix montait vers les aigus, ponctuée par des prises d’air désespérées.

Lennon la saisit par le poignet.

« Qu’est-ce que vous dites ? »

Elle sursauta et le regarda comme si elle s’éveillait d’un cauchemar. L’espace d’un instant, Lennon crut voir Ellen quand elle émergeait de ses terreurs nocturnes.

La fille cligna des yeux et dit : « S’il vous plaît, monsieur, je veux rentrer chez moi. »

68

Affalé par terre, le dos contre le canapé, Strazdas avait perdu la mesure du temps. La sonnerie de son téléphone lui fit brusquement redresser la tête. Il décida de ne pas répondre et préféra fixer son attention sur le large écran plat de la suite, d’une brillance surnaturelle dans la pièce assombrie, vibrant de couleurs intenses qui heurtaient sa rétine.

Un numéro comique qui datait d’une autre époque, semblait-il, avec deux hommes, l’un petit et vieux, l’autre d’âge moyen mais essayant de paraître plus jeune, deux péquins mal fagotés qui se disputaient à propos de décorations de Noël dans une maison minable.

Les gens ici trouvaient donc ça drôle ? Des personnages pathétiques, embourbés dans des vies misérables ? Se sentait-on réconforté en riant de pauvres bougres plus malheureux que soi ?

À l’écran, le vieux se mit à glapir. L’autre lui donna la réplique en bougonnant et le traita de vicelard.

Strazdas rit, sans trop savoir pourquoi.

Le téléphone se tut, creusant un silence au cœur duquel Strazdas prit conscience de la douleur logée dans son crâne, tapie derrière ses yeux.

Que faisait-il, assis là ?

Ah oui. Il avait bu.

Il avait pris une bouteille de vin dans le minibar une heure plus tôt, les nerfs à vif, tandis que l’obscurité tombait sur cette fichue ville et qu’un silence pesant envahissait la rue peu à peu désertée. Un silence si épais qu’il croyait entendre le sang charrié par ses veines tout autour de son corps. Un homme moins sain d’esprit que lui aurait pu s’imaginer que le froid et la nuit, portés par des souffles invisibles, se glissaient subrepticement dans l’hôtel, prenaient d’assaut les escaliers, s’insinuaient le long des couloirs.

Mais il était sain d’esprit, et il ne nourrissait pas ce genre d’idées.

Pas vraiment.

Il ne s’était pas senti mieux en reprenant de la cocaïne, et commençait même à soupçonner que la poudre était la cause de son anxiété. C’est pourquoi il avait ouvert le petit réfrigérateur dissimulé dans un placard et choisi une bouteille de vin blanc. Il essaya de lire l’étiquette, mais ses yeux semblaient incapables de saisir les mots. Dévissant le capuchon, il porta le goulot à ses lèvres et but à longs traits.

Arturas Strazdas ne buvait pas souvent d’alcool. Il ne trouva pas le goût agréable, pas plus que la sensation du liquide qui lui coulait dans la gorge, mais il persévéra malgré tout.

À présent, le front taraudé par une douleur lancinante, il déduisit qu’il s’était s’enivré. Une ligne ou deux le remettraient d’aplomb.

Son cœur battit plus fort à cette pensée. Tant pis, c’était un médicament que les circonstances rendaient nécessaire.

Prenant appui de ses coudes sur le canapé, il se mit debout. La pièce tanguait dangereusement. Il écarta les bras pour retrouver l’équilibre.

Un mince film de poudre subsistait sur le plateau de verre et sur la carte clé de l’hôtel, à côté d’un billet de cinquante euros roulé, prêt à être utilisé. Largement de quoi faire une ligne, pensa-t-il. Et il en restait un peu dans le sachet, suffisamment pour tenir jusqu’au lendemain matin s’il se contrôlait. Herkus en rapporterait.

Herkus.

Était-ce lui qui avait téléphoné ? Avait-il retrouvé la pute ?

D’abord, le rail de coke.

Tenant la carte entre le pouce et l’index, Strazdas racla le plateau, dans un sens, puis dans l’autre, rassemblant la poudre comme un berger son troupeau, jusqu’à obtenir un mince fil blanc.

Pas beaucoup. Mais assez pour le moment.

Il prit le billet de cinquante euros et l’inséra dans sa narine droite, bloqua la gauche d’un doigt, aspira la ligne, et tout ne fut plus que beauté et émerveillement pour toujours, à jamais, dans l’éternité et au-delà encore.

Et puis il toussa, la gorge envahie par un écoulement glacé, l’estomac contracté et gargouillant parce qu’il n’avait rien mangé depuis la veille.

Il devrait peut-être appeler l’hôtel et se faire servir…

Appeler. Le téléphone.

La mémoire lui revint. Il consulta l’écran de son portable, qui affichait un numéro masqué.

Pourquoi son contact essaierait-il de le joindre à cette heure, le soir du 24 décembre ? À condition que la pendule n’ait pas déjà passé minuit, auquel cas on était le 25, jour de Noël.

Comme pour répondre à sa question, le téléphone sonna. La vibration dans sa main, plus que le bruit, le fit sursauter.

« Oui ?

— Votre chauffeur est mort », dit la voix.

Strazdas regarda fixement par la fenêtre, contemplant la rue en contrebas, pendant que son esprit décodait ce qu’il venait d’entendre.

« Quoi ?

— Votre chauffeur, celui qui traîne partout dans Belfast pour retrouver la fille que vous cherchez désespérément.

— Oui ?

— Il est mort. Tué dans une cave à l’ouest de la ville. Éventré par un malade, d’après ce qu’on m’a dit.

— Herkus ?

— Mais on tient la fille. »

Strazdas recula jusqu’au canapé et s’assit. « La fille, répéta-t-il.

— Celle que vous cherchez. Elle a été emmenée aux Urgences, mais ensuite, on nous la confiera.

— On vous la confiera, répéta Strazdas en écho.

— Tout va bien ? Vous comprenez ce que je raconte ? »

Strazdas s’enfonça une phalange dans la bouche et la mordit, fort. La douleur entra en lutte contre les brumes de son esprit, mais ne parvint pas à les dissiper. Il serra les mâchoires, sentit une texture tendineuse entre ses dents. Le brouillard s’éclaircit. Inspirant profondément par le nez, il ressortit sa phalange striée d’entailles rouge vif et la frotta contre sa cuisse.

« Vous êtes sûr qu’on vous la confiera ? demanda-t-il.

— Oui, bientôt, répondit la voix. Pour l’instant, elle est soignée, mais l’hôpital ne tardera pas à la relâcher. Il faudra bien qu’elle aille quelque part, et toutes les agences qui s’occupent de ces gens-là sont fermées pendant les fêtes. De toute façon, elle est témoin d’un meurtre au moins, peut-être coupable d’un autre. Elle ne peut atterrir que dans un commissariat. Le mien. Je réglerai son affaire. Ne vous inquiétez pas.

— Merci, dit Strazdas. Ma mère vous remercie.

— Juste une chose, reprit la voix. On sait que votre chauffeur est votre associé. Préparez-vous à subir un interrogatoire. Sauf si vous quittez le pays.

— Si je quitte…

— Retournez à Bruxelles. Vous ne trouverez pas de vol avant le 26 décembre, mais si vous passez la frontière, vous serez tranquille jusque-là.

— Je veux rester, dit Strazdas. Je ne peux pas rentrer à Bruxelles avant que tout soit terminé avec la pute.

— Pourquoi ? »

Strazdas pensa aux yeux durs de sa mère, à ses mains impitoyables. « Je ne peux pas, c’est tout.