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Le moment venu, il feindrait à nouveau une crise. La panique et le chaos assureraient son salut.

Mais pas maintenant. Pas encore.

Les deux policiers affectés à sa surveillance se raidirent à l’arrivée de l’inspecteur Lennon. Ils s’effacèrent tandis qu’il s’approchait et s’asseyait à l’extrémité du brancard. Des cercles sombres soulignaient ses yeux.

« Edwin Paynter », dit-il.

Paynter garda le silence et se remit à fixer le plafond.

« La fille va bien, annonça Lennon. Elle quitte l’hôpital en ce moment même. La femme que vous avez séquestrée dans le grenier se rétablira, elle aussi. Vous êtes sûrement ravi de l’apprendre. »

En travaillant sa concentration, Paynter distinguait des formes dans les motifs du plafond. Des têtes, des bras et des jambes, les ébauches de silhouettes humaines et animales émergeant entre les gris et les blancs.

« Vous allez être inculpé de chefs d’accusation multiples, continua Lennon. Enlèvement, sans doute, ou en tout cas séquestration arbitraire. Agression. Et l’homme à qui vous avez troué la peau, vous devrez vous expliquer sur ça aussi. Vous pouvez plaider la légitime défense et dire qu’il s’est introduit chez vous, mais l’argument ne passera pas. »

Paynter retint son souffle en repérant un visage dans les volutes du plafond. Un visage doux et aimant, avec des yeux qui lui souriaient. Il sourit aussi.

« Mais il y a quelque chose qui m’intrigue plus particulièrement, dit Lennon. Ces dents qu’on a retrouvées. D’où viennent-elles ? »

Paynter tourna son attention vers l’inspecteur.

« Et qu’y a-t-il sous le sol de cette cave ? »

Le visage du plafond murmura quelque chose, soufflant une réponse. Paynter la répéta.

« Le Seigneur sera mon juge », dit-il.

Le sourire de Lennon étira le pansement qu’il portait au menton. « Plus tard, peut-être, répliqua-t-il. Mais avant, vous devez vous présenter devant les tribunaux. »

Une infirmière passa dans le couloir avec un chariot pour le service du thé. Le cliquètement du métal émettait des voyelles et des consonnes que Paynter reproduisit fidèlement.

« Je n’apparaîtrai pas à la barre, déclara-t-il. Le Seigneur ne le permettra pas.

— Le Seigneur n’a pas son mot à dire. »

Paynter ricana. Le sang battait à sa tempe douloureuse. Tout autour, l’hôpital chuchotait, et chaque bruissement de l’air lui apportait la parole de Dieu.

« L’Ange du Seigneur me délivrera, dit-il. De même qu’il a libéré Pierre de sa prison, pour moi aussi, il viendra. »

Lennon demanda : « Vous ne croyez pas que l’Ange du Seigneur a mieux à faire le soir de Noël ? »

Paynter sentit le sourire disparaître sur ses lèvres. « Seuls les imbéciles se moquent du Seigneur, dit-il. Ou de son messager.

— C’est ce que vous êtes ? dit Lennon. Son messager ? »

Paynter leva les yeux au plafond. « Il n’y a pas de nom pour dire ce que je suis. »

73

Des flocons de neige se posaient de nouveau sur le pare-brise quand Lennon gara l’Audi au bas de son immeuble dans le quartier de Stranmillis. La fille, Galya, n’avait guère parlé durant le trajet. Elle regardait par la fenêtre, le visage figé, blottie dans le manteau de l’inspecteur.

« C’est là », dit-il.

Galya ne répondit pas.

Lennon descendit, alla ouvrir le coffre, et en sortit le fauteuil roulant escamotable prêté par l’hôpital. En quelques secondes seulement, il le déplia et sécurisa le mécanisme, puis abaissa le repose-pieds. Quand il s’approcha de la portière côté passager, les roues laissèrent des traces dans la neige.

Il ouvrit la portière. Galya leva vers lui un regard hésitant, avec l’air de ne pas comprendre où elle se trouvait. Elle prit la main qu’il lui offrait et grimaça en s’extirpant du siège. Il la porta à moitié pour l’aider à s’asseoir dans le fauteuil. Elle ne pesait presque rien.

En chemin, Lennon pensait aux femmes dont il avait acheté la compagnie. Combien de fois ces dernières années ? Il fallait bien les compter par dizaines, même si, depuis six mois, il avait résisté à son envie. Il éprouvait toujours de la honte, pendant et après, mais rien qui l’empêche d’y retourner. Elles prenaient son argent, parfaitement consentantes, se disait-il, personne ne les obligeait. Elles étaient payées, et lui se soulageait. Personne n’en pâtissait. Personne ne souffrait.

Pour autant qu’il le sache, aucune des filles ne faisait l’objet d’un trafic. Certaines étaient étrangères, bien sûr. Elles avaient des traits délicats, un accent slave. Toutefois, il les voyait comme des femmes libres. Jamais il ne pourrait aller avec une fille qu’on aurait forcée.

Mais était-il absolument certain de ce qu’il affirmait ?

Il chassa ses pensées tout en poussant le fauteuil dans l’entrée de l’immeuble jusqu’à l’ascenseur, et observa le visage de Galya qui se reflétait dans le bois poli de la cabine. Elle avait les yeux fixés sur quelque chose, à des kilomètres de distance.

Pour avoir rencontré de nombreuses victimes d’agression, Lennon savait qu’elles n’étaient plus les mêmes quand elles se relevaient de leur épreuve. Leurs vies se scindaient en deux, avec d’un côté la personne d’Avant, de l’autre celle d’Après. Tout ce qui semblait important à la personne d’Avant n’existait plus pour la personne d’Après.

Il se demanda à quoi ressemblait la Galya d’Avant. La Galya d’Après réussirait-elle un jour à remplir cette béance creusée en elle, qui transparaissait dans son attitude ?

L’ascenseur tinta en s’arrêtant, et les portes s’ouvrirent. Susan les attendait sur le seuil. Elle sourit à Galya, mais pas à Lennon.

« Merci d’avoir accepté », dit-il en poussant le fauteuil dans l’appartement.

Susan ne répondit pas. Elle se dirigeait déjà vers le salon, où des cadeaux étaient entassés sous le sapin de Noël. Les lumières des guirlandes faisaient danser des étoiles sur les papiers argentés.

Lennon fut pris d’une panique soudaine. « Tu as…

— Oui, dit Susan. Je suis allée les chercher chez toi quand elles se sont endormies. Et je les ai emballés, aussi.

— Merci.

— Ce n’est pas pour toi que je l’ai fait, répondit Susan. C’est pour Ellen.

— Encore mieux. Je ne te remercierai jamais assez…

— Jack, dit-elle en le regardant durement dans les yeux. Tais-toi. »

Elle s’accroupit devant Galya. « Qu’est-ce que je peux vous offrir ? Quelque chose de chaud à boire ? Du thé ? Du café ? Avec des toasts ?

— Oui, dit Galya d’une toute petite voix d’oiseau.

— D’accord. » Susan lui caressa la main et se releva.

Lennon fit mine de ne pas remarquer que Susan ne lui proposait rien. Il approcha la chaise roulante du canapé, aida Galya à s’y installer, puis, désemparé, rattrapé par la fatigue, se laissa tomber dans un fauteuil, inclina la tête en arrière et ferma les yeux.

Quelques secondes plus tard, à ce qu’il lui parut, il sursauta au son d’une tasse et d’une assiette posées sur la table basse. Redressant la tête, il vit Galya attraper un mug de thé fumant. Susan en plaça un autre devant lui.

« Même si tu ne le mérites pas », dit-elle.

Elle ne lui rendit pas son sourire.

Il prit le mug et avala une gorgée de thé chaud et sucré, accueillit l’onde brûlante qui se répandait dans sa gorge et irradiait sa poitrine. Susan s’éclipsa brièvement, puis réapparut les bras chargés de vêtements qu’elle déposa sur le canapé à côté de Galya.