« Parce que j’ai renversé quelqu’un. »
Encore un grésillement.
« Je ne sais pas. Il est vivant. Enfin, il bouge… Au carrefour de Dufferin et de Barnet Road. »
Galya lutta contre l’adrénaline, s’obligeant à rester immobile, à attendre.
Le policier remarqua la voiture arrêtée au bord de l’eau, la forme enveloppée dans du plastique. « Envoie aussi des gars de la PSNI[1]. »
Grésillement.
« C’est ce que je vais faire. Je ne sais pas ce qui se passe, mais ça me plaît pas trop. »
Il se tourna vers Galya. « Alors… Qu’est-ce qui vous arrive ? »
Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais se rappela ce qu’on lui avait dit de la police dans ce pays. À la ferme, les chefs d’équipe mettaient en garde les nouveaux arrivants, et les employés rapportaient des histoires que leurs collègues avaient entendues. La police détestait les immigrants, ils étaient arrêtés et tabassés. Ceux qui avaient de la chance étaient expulsés ; les autres disparaissaient au fond de prisons grises, livrés à un système qui les laissait pourrir dans les entrailles humides de ses centres de détention.
Baissant les yeux, Galya contempla le sang sur ses mains, ses vêtements qui en étaient imprégnés. Elle avait tué un homme moins d’une heure auparavant. Si la police l’arrêtait, elle serait traitée comme une criminelle. Est-ce qu’on pendait encore les assassins ici ? Elle recula d’un pas.
Le policier tendit une main vers elle. « Ne vous inquiétez pas. Personne ne vous fera aucun mal. Restez où… »
Un moteur vrombit. Tournant la tête, le policier vit la vieille BMW qui accélérait dans sa direction.
Darius se releva, à genoux.
« C’est quoi, ce bordel ? » dit le policier. Il porta la main au pistolet qui battait contre sa hanche, mais Darius le saisit par le poignet et se dressa de toute sa hauteur.
Galya se remit à courir.
6
Pour la deuxième fois cette nuit, la sonnerie stridente du téléphone tira Lennon de sa somnolence. Il s’éveilla avec un sursaut, frissonna dans son bureau peu éclairé, et décrocha.
« Oui ?
— Un appel du sergent Connolly, dit le policier de service. Ça a l’air grave. »
Lennon marmonna un juron en se frottant les yeux. « Passez-le-moi. »
Il entendit les cliquetis de la ligne pendant qu’on transférait l’appel sur son poste, puis la voix de Connolly, crispé, parlant comme s’il luttait en même temps contre le froid. Connolly était un bon élément, assez jeune encore pour se rappeler pourquoi il s’était engagé, mais suffisamment vieux pour avoir ouvert les yeux et cessé d’idéaliser le monde de la police. Il avait été nommé sergent plus rapidement que les autres et briguait maintenant le grade d’inspecteur. Il ne tarderait sûrement pas à l’obtenir, pensait Lennon, mais en attendant, il restait affecté au travail de patrouille.
« Je vous écoute », dit Lennon. Il savait que Connolly fournirait un rapport clair et précis, sans baratin.
« Eddie McGrae et moi, on a répondu à un appel nous demandant de nous rendre sur le port », raconta Connolly. McGrae, son collègue, bien que de dix ans plus âgé, était encore un simple agent. « Un mort, je confirme, et un blessé. Une ambulance est en route. Eddie a pratiqué les premiers secours, mais visiblement, c’est plus sérieux que ça. Sans compter que c’est un gars de la police portuaire. Vous feriez mieux de venir. »
Lennon s’effondra dans son fauteuil. « Bon. Je serai là dans une demi-heure. »
Il raccrocha et composa un numéro extérieur. Il écouta la sonnerie, six fois, avant qu’une voix fortement alcoolisée ne réponde.
L’inspecteur chef Jim Thompson, responsable de l’unité de Lennon au sein de la brigade criminelle, bâilla au bout du fil pendant que Lennon lui rapportait les paroles de Connolly. Quand Lennon eut terminé, Thompson déclara : « Vous auriez pu attendre demain pour me raconter ça. J’ai des invités.
— Vous êtes mon supérieur, répondit Lennon. Je suis censé m’en remettre à votre autorité.
— Et vous êtes l’inspecteur de service. C’est vous qui avez reçu l’appel. Débrouillez-vous.
— Je n’ai pas assez d’hommes pour constituer une équipe.
— Il fait nuit noire. Il n’y aura pas d’examen complet des lieux avant demain matin, de toute façon. Appelez un médecin légiste et emmenez quelqu’un avec vous, n’importe qui… Sécurisez l’endroit, faites le nécessaire. Le commissaire divisionnaire prendra le relais demain. Vous pouvez assurer, non ? Et ne me rappelez pas, sauf si le ciel nous tombe sur la tête, compris ?
— Compris. »
Lennon ne s’expliquait pas comment Jim Thompson était devenu inspecteur chef. Depuis quatre mois qu’il avait rejoint l’unité, jamais encore il n’avait vu son supérieur endosser une quelconque responsabilité, à moins d’y être absolument obligé. Thompson appelait ça « déléguer ». Lennon y voyait une manière de se défiler, tout simplement.
Il était exact, malgré tout, qu’on ne pourrait rien faire ce soir, hormis sécuriser les lieux et recueillir le certificat de décès établi par le légiste. Le commissaire divisionnaire assignerait une équipe d’investigation demain matin. La tâche de Lennon se limitait donc pour l’instant à veiller à ce que les bonnes cases soient cochées. Néanmoins, l’idée que Thompson continue de célébrer joyeusement Noël pendant qu’un homme gisait mort près de l’eau lui restait en travers de la gorge.
Lennon n’avait apparemment pas de chance avec les inspecteurs chef. C’était à l’un d’eux, Dan Hewitt, qu’il devait sa présence ici ce soir. En l’absence de preuves, et même s’il était possible — Lennon devait bien le reconnaître — de n’y voir qu’une simple expression de sa paranoïa, cette idée s’imposait à lui avec une force toute particulière. Hewitt ne l’avait-il pas vendu un peu plus d’un an auparavant, provoquant la mort de Marie McKenna et épargnant de justesse Ellen ?
Hewitt avait bien des secrets, et Lennon en savait assez pour mettre son ancien ami sur la sellette s’il choisissait un jour de les révéler. En attendant, il gardait ces informations bien rangées, une partie dans sa tête, une autre sur papier. Depuis un an, il épluchait des dossiers pour tenter de prouver l’implication de Hewitt dans des affaires qui avaient été classées sans donner lieu à des poursuites. Les traces étaient minces, son vieil ami œuvrant pour l’unité la plus secrète des forces de police, la Branche C3 du Renseignement, dont les actions clandestines s’ébruitaient rarement hors de bureaux hautement sécurisés.
Lennon conservait quelques documents clés dans une boîte en métal cadenassée, au fond de son appartement. Pas assez pour faire tomber Hewitt, mais certainement de quoi l’obliger à répondre, le moment venu, à des questions embarrassantes.
Toutes ces missions nocturnes imposées en urgence ne relevaient peut-être que d’une pure coïncidence. Et seul le hasard voulait que les anciens informateurs de Lennon rechignent maintenant à lui parler. Dans d’autres affaires aussi, bien sûr, les pièces à conviction s’égaraient. Ainsi les accusations de Lennon s’étaient-elles effondrées à deux reprises devant le procureur, les preuves à charge ayant disparu du dossier.
Ou bien, il se pouvait que l’inspecteur chef Dan Hewitt ait chuchoté à certaines oreilles, poussé du coude certains bras, forcé certaines mains. Lennon soupçonnait que Hewitt essayait de lui rendre la vie au commissariat de Ladas Drive aussi difficile que possible dans l’espoir qu’il demande sa mutation.
Mais il ne lui accorderait pas ce plaisir. Non. Il continuerait à faire son travail, des nuits comme celle-ci, alors qu’il aurait préféré rester chez lui avec sa fille. C’était avec cette même ténacité qu’il refusait de céder Ellen à la famille McKenna, et il savait qu’il n’obéissait à aucune logique.