Il écouta les quelques secondes de silence, puis la voix de sa mère ordonna : « Va la récupérer chez eux.
— Mon contact s’en occupe.
— Je me fiche de savoir comment tu t’y prends, dit-elle. Sache seulement une chose : tu ne reviendras pas me voir tant que tu n’auras pas fait ce que je t’ai demandé. Tu as compris ? »
Une démangeaison atroce lui brûlait l’entrejambe, sa vessie prise d’un besoin urgent de se soulager. « Oui, j’ai compris.
— Bien. » Et elle raccrocha.
Il lâcha le téléphone et courut à la salle de bains. Les premières gouttes lui échappèrent avant qu’il n’atteigne la cuvette. Un frisson le parcourut tandis que, les yeux fermés, il écoutait le bruit du liquide qui en éclaboussait un autre.
Après avoir vidé sa vessie, il prit une douche en réglant la température au maximum. Il retourna dans la chambre et saisit son téléphone. Entre-temps, le jour s’était levé. Il composa le numéro de son contact et attendit que la messagerie se mette en route.
« Cent mille pour la pute », dit-il.
Moins d’une minute plus tard, le contact le rappelait.
« C’est difficile aujourd’hui.
— Mon offre tient jusqu’à demain midi, dit Strazdas. Après, ce ne sera plus que la moitié. Le jour suivant, encore la moitié.
— Laissez-moi faire. »
75
Galya s’éveilla d’un sommeil épais, sans rêves, et se demanda pendant un court instant où elle se trouvait. Lui revint d’abord le souvenir de l’endroit où elle était, avant, et elle se sentit suffoquer. Puis elle comprit que rien ne la menaçait ici.
Elle resta allongée un moment, immobile, essayant de ne penser à rien d’autre qu’au long bain qu’elle avait pris avant de s’endormir. Elle était restée dans l’eau pendant près d’une heure, avec ses pieds bandés enveloppés dans des sacs en plastique et posés sur le rebord de la baignoire. Des chansons lui étaient venues à l’esprit, des airs de son enfance qu’elle entonnait avec ses amies. Elle les avait fredonnées doucement, écoutant sa voix résonner entre les murs carrelés.
Combien de temps avait-elle dormi ? Il lui semblait qu’elle venait à peine de fermer les yeux, nichée dans le lit tiède de Susan, mais quand elle les ouvrit, la lumière avait changé. Elle écouta les bruits de l’autre côté de la porte de la chambre. Les deux petites filles riaient en chœur. La vaisselle s’entrechoquait. La femme, Susan, faisait la cuisine. Elle paraissait pleine de bonté, mais fatiguée, comme si elle souffrait d’un chagrin intérieur. Galya imaginait que c’était en partie la faute de Lennon, le policier qui l’avait amenée ici.
C’était un homme étrange. Correct, pensa Galya. Elle se demanda s’il l’avait amenée chez cette femme, au lieu de la mettre dans une cellule, pour essayer de se prouver à lui-même sa propre valeur. Il souriait parfois, et riait, et parlait, mais de temps en temps ses pensées partaient ailleurs, désertant ses yeux.
Galya lui faisait-elle confiance ? Elle hésitait encore. Susan, oui, apparemment. Cela suffisait pour l’instant.
Elle repoussa la couette et s’assit, posa les pieds par terre aussi doucement que possible. Ses blessures la brûlaient au moindre contact, même à travers les pansements qui les protégeaient. La douleur lui envoyait des ondes dans les chevilles et les mollets. Son corps était assailli par toutes sortes de crispations et d’élancements.
Les vêtements propres reposaient près du lit, soigneusement pliés. Galya s’était vu retirer les siens par les policiers. Éléments à charge, avaient-ils dit.
À l’hôpital, la gentille dame avait expliqué que Galya n’avait rien à craindre des policiers. De toute évidence, le meurtre était un geste de légitime défense, ils le comprendraient. L’homme qui était mort était un criminel. La police ne porterait pas son deuil.
Tout de même, il y avait une procédure à respecter, des questions auxquelles il faudrait répondre. Des salles d’audience et des avocats. Des mois encore à passer dans cette ville, sans la moindre perspective de rentrer chez elle.
Galya sentit les larmes revenir, mais elle les chassa farouchement. Non. Pas maintenant. Elle aurait tout le temps de pleurer pendant les jours et les semaines à venir.
Elle enfila le jean et le T-shirt, tous deux trop grands pour ses épaules et ses hanches étroites, puis s’appuya contre le mur pour glisser ses pieds dans les chaussons. Les semelles lui procuraient un agréable coussin de protection. Elle alla ouvrir la porte.
Debout sur le seuil, Galya observa un instant le petit couloir qui menait au salon, où les fillettes jouaient encore sous le sapin. Le policier parlait dans son téléphone portable, pendant que Susan disposait des assiettes et des couverts sur la table.
Une chaude odeur de cuisine la fit saliver, son estomac gargouilla. De la viande, revenue à l’huile, des légumes bouillis. Et surtout, flottant au-dessus des autres, l’effluve d’une préparation sucrée. Peut-être du chocolat, ou des caramels. Elle dut plaquer une main sur sa bouche pour réprimer un petit rire de joie. Prise d’un étourdissement, elle se retint au chambranle de la porte.
Susan leva les yeux de ses préparatifs et sourit. « Venez, dit-elle. Ne soyez pas timide. »
Galya s’approcha lentement de la table en se tenant aux murs et à tout ce qu’elle trouvait sur son chemin. Son estomac émit un autre borborygme, assez fort pour que Susan réagisse en haussant les sourcils.
« Asseyez-vous, dit-elle. Vous pouvez commencer avant les autres. »
Galya se glissa sur une chaise, une assiette devant elle. Susan attrapa une poignée de brillantes papillotes dans une boîte en métal. Ouvrant la main au-dessus de l’assiette, elle lâcha les friandises qui apparurent comme le trésor d’un pirate. Galya préleva un bijou vert émeraude, déplia le papier et croqua une bouchée. Elle ferma les yeux et laissa le chocolat fondre sur sa langue en exhalant lentement par le nez, les coins de la bouche relevés dans une expression de béatitude.
Quand elle rouvrit les yeux, le policier était assis en face d’elle.
« Ils exigent que vous soyez au commissariat dès ce soir, dit-il. Interrogatoire demain matin. »
Le sourire naissant de Galya mourut sur ses lèvres.
« On va manger tranquillement, ajouta-t-il. Mais tout à l’heure, il faudra que je vous y conduise. J’ai essayé de repousser jusqu’à demain. Impossible. Le chef de la brigade, mon patron, refuse catégoriquement. Il n’est pas content parce que je ne vous ai pas amenée directement après l’hôpital. »
Galya demanda : « Après, je reviens ici ? »
Le policier secoua la tête. « Non, dit-il. Ils veulent vous garder en détention. »
Elle sentit ses yeux devenir brûlants.
« Ne vous inquiétez pas, dit Lennon. L’appartement de l’Assistance aux victimes sera prêt demain. Vous ne passerez qu’une nuit en cellule. J’y veillerai, je vous le promets. »
Galya sourit. Elle pressentait pourtant que Jack Lennon, comme la plupart des hommes, tenait rarement ses promesses.
76
Ils mangèrent en silence, avec pour toute conversation les quelques échanges murmurés entre Ellen et Lucy. Lennon regardait Galya enfourner une quantité de nourriture qu’il ne l’aurait jamais crue capable d’absorber. Elle vida une assiette puis, simplement, la tendit à Susan, qui se fit un devoir d’y empiler à nouveau tranches de dinde, jambon et pommes de terre rôties. Quand vint le dessert, trifle et crème glacée, elle dévora un plein bol à grands coups de cuillère. À la fin, elle éructa. Les fillettes éclatèrent de rire.