Il décrocha le combiné et commença à passer les coups de fil nécessaires.
Quand Lennon arriva, les secouristes étaient en train de charger le blessé dans l’ambulance. Seule sa bouche apparaissait entre les bandes qui enveloppaient sa tête, au-dessus du collier cervical. Un autre agent de la police portuaire se tenait debout près du véhicule au moment où les portes se refermèrent. Lennon remarqua les galons sur ses épaulettes.
« Vous êtes son supérieur ? » demanda-t-il.
Le sergent se tourna vers lui, l’air perdu, puis répondit : « Pardon… Oui. Bobby Watts. C’est moi qui ai reçu le message radio de Smithy, et j’ai alerté la PSNI. J’ai bien entendu qu’il était inquiet, mais bon sang, je ne m’attendais pas à ça…
— Inspecteur Jack Lennon. » Lennon tendit la main. « Je suis chargé de l’enquête jusqu’à ce que le commissaire divisionnaire réunisse une équipe demain matin. Qu’est-ce qui s’est passé ? »
Watts raconta qu’après l’appel de l’agent Wayne Smith, il avait cru à un accident. Un ivrogne, sûrement, qui s’était précipité devant la voiture. En se rendant sur les lieux, il maudissait à l’avance l’inévitable paperasse et la demande d’indemnisation qu’il faudrait traiter. Il était arrivé quelques minutes avant la PSNI, et avait eu un choc en découvrant le spectacle.
« Je n’ai jamais vu une chose pareille », dit-il en secouant la tête d’un air accablé. Ses yeux se remplirent de larmes, son souffle accéléré rejeta un nuage de condensation. « En général, le boulot est plutôt calme sur le port. Un vol par-ci par-là, un peu de trafic, rien de plus… Rien d’aussi affreux qu’aujourd’hui, même quand on serrait les fesses pendant les Troubles. En plus, ils lui ont pris son arme de service.
— Merde », fit Lennon. Quelqu’un qui était assez fou pour envoyer un flic à l’hôpital se baladait maintenant avec un Glock 17 dans sa poche. Il ramena son manteau autour de lui dans le froid mordant. Connolly revenait du bord de l’eau, sa veste jaune fluorescent boutonnée jusqu’au menton.
Lennon tira l’ambulancier par la manche au moment où celui-ci s’apprêtait à monter dans la voiture. « Comment il va ? demanda-t-il.
— Pas terrible, répondit l’ambulancier. Mais j’ai vu pire. À part les entailles sur le cuir chevelu, le crâne n’a pas l’air endommagé… Il faut attendre le scan pour en savoir plus. Les signes vitaux sont bons, en tout cas. On l’emmène au Royal Hospital. Appelez les urgences d’ici une heure, ils pourront mieux vous renseigner.
— Merci », dit Lennon. Il se tourna vers Connolly. « Alors ?
— Le mort a entre trente et quarante ans. D’après les tatouages et les vêtements, je dirais qu’il vient d’Europe de l’Est. Il a eu la gorge tranchée.
— Bien, fit Lennon. Allons voir ça. »
Alors qu’ils s’éloignaient, Watts lança : « Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? »
Lennon faillit lui répondre de retourner à son bureau, il ne pouvait être d’aucune utilité ici. Mais il n’en eut pas le cœur. « Restez avec la voiture de l’agent Smith, dit-il. Assurez-vous que personne ne s’en approche avant qu’on ait installé le cordon de sécurité. »
Watts balaya des yeux la route qui s’étirait dans la nuit. Bien qu’il n’y eût pas âme qui vive, et sûrement aucune menace pour le véhicule, il répondit : « Ah, oui. Bien vu.
— Merci », dit Lennon, soulagé que Watts ne se froisse pas. Il n’y avait rien qu’un membre de la police portuaire puisse faire, mais le renvoyer aurait été une insulte plus grande encore que lui confier une tâche absurde.
Lennon et Connolly repartirent vers le bord de l’eau. Leurs pas crissaient sur le sol gelé.
« Qu’est-ce qu’il fait froid ! dit Connolly pour rompre le silence.
— Ça oui, fit Lennon.
— Comment va votre gosse ?
— Bien.
— Tant mieux.
— Elle est contente que le père Noël arrive ?
— Oui. »
Cette conversation minimaliste avait duré le temps qu’ils parviennent à l’endroit où gisait le cadavre. Le plastique noir qui l’enveloppait s’était déchiré sur les cailloux et un pan avait été rabattu, découvrant le visage et le torse.
« C’est vous qui avez enlevé le plastique ?
« Oui, répondit Connolly, juste pour confirmer qu’il n’y avait plus aucun signe de vie.
— Bon. Mais à partir de maintenant, veillez à ce que rien ne soit déplacé. Le médecin légiste devrait bientôt arriver. À part ça, plus personne ne touche au corps. Vu ?
— Vu.
— Lumière… », dit Lennon en tendant la main.
Connolly tira une torche électrique de sa ceinture et la lui passa.
Lennon éclaira le sol pour ne pas risquer de piétiner des indices. Un peu plus loin, le pinceau de la lampe révéla la présence de fil électrique et d’une boule de tissu — on aurait dit un morceau de drap.
« Et ça ?
— Personne n’y a touché, dit Connolly. Il y a plein d’ordures par ici, mais je ne crois pas que c’en soit.
— Moi non plus. »
Lennon s’accroupit près du corps. Le visage était rond avec des traits grossiers, des cheveux coupés ras, une bouche ouverte sur la nuit. Du gel s’était déjà formé sur les lèvres. Une entaille profonde sous le menton s’élargissait en une sorte de bavoir rouge sang.
« Ce n’était pas un couteau, dit Lennon.
— Ah non ? fit Connolly.
— Le tracé n’est pas assez net. » Lennon approcha la torche pour détailler la plaie. « Vous voyez comme le bord est déchiré, plutôt que coupé ? C’est un objet moins tranchant qu’une lame qui a fait ça. »
Lennon espérait secrètement que l’affaire ne serait pas confiée à l’unité de Thompson. L’officier responsable, ou son adjoint, devrait assister à l’autopsie. Connaissant Thompson, il enverrait Lennon à sa place pour regarder ce pauvre bougre se faire ouvrir les entrailles.
« Il y a des traces de pneus là-bas », dit Connolly.
Lennon balaya de sa lampe la terre mêlée de sable et de cailloux. Les traces étaient à peine visibles tant le froid avait durci le sol, mais pas de doute, une voiture s’était arrêtée là.
Il chercha des empreintes de pas entre les marques de pneus et le corps. Rien, hormis de vagues tassements dont on ne pourrait pas tirer grand-chose.
« Vous auriez une hypothèse à me proposer ? » demanda-t-il.
Connolly se balança gauchement d’un pied sur l’autre. « Des gens sont venus ici pour se débarrasser du corps, je dirais… Ils ont été surpris par l’agent de la police portuaire, ils l’ont rossé et se sont enfuis.
— Voilà qui me paraît tout à fait plausible.
— Mais pour ce qui est du mort… »
Lennon se releva. « Quoi ?
— Je crois que je l’ai déjà vu », dit Connolly.
7
Arturas Strazdas ouvrit son ordinateur portable sur le bureau de sa luxueuse suite et l’alluma. Puis il s’assit dans le fauteuil en cuir, près d’un élégant canapé qui délimitait le salon. Quelques secondes plus tard, connecté au réseau wi-fi de l’hôtel, il se rendit sur le site de European People Management, une agence de recrutement dont il était propriétaire en partenariat avec son frère et sa mère. Il existait ainsi une demi-douzaine d’agences similaires dans les îles Britanniques, toutes aux mains de membres de sa famille proche.