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Mais il était le seul à en connaître le véritable fonctionnement.

Dans l’espace administrateur, il entra le nom d’utilisateur et un mot de passe qu’il changeait tous les sept jours, puis enchaîna les étapes jusqu’à faire apparaître une liste d’immigrants embauchés en Irlande du Nord, ressortissants polonais, tchèques, lituaniens ou lettons. Il limita sa recherche aux femmes ayant quitté leur travail au cours des trois dernières semaines.

Un seul résultat.

Elle était lituanienne, enregistrée sous le nom de Niele Gimbutiené. Une fausse identité, Strazdas le savait. Il cliqua sur le lien pour ouvrir son profil détaillé. Il y avait deux images : l’une, un scan d’un passeport lituanien, l’autre, un portrait de la fille. À première vue, c’est-à-dire pour les yeux fatigués d’un officier de l’immigration, les deux photos montraient la même Lituanienne, qui, en tant que ressortissante de l’Union européenne, avait parfaitement le droit de vivre et de travailler au Royaume-Uni.

Mais en regardant de plus près les yeux, la saillie des pommettes, le contour de la bouche, un esprit averti pourrait soupçonner que cette fille n’était pas celle qui figurait sur le passeport. Et il aurait raison.

D’après les commentaires, elle avait quitté son emploi dans une ferme à champignons du comté de Monaghan un peu plus d’une semaine auparavant et rompu tout lien avec l’agence. L’information n’était pas fausse, à strictement parler, mais masquait une réalité autrement plus dure que Strazdas, lui, connaissait. Il eût été plus exact d’expliquer qu’elle avait été achetée à l’agence par une tierce partie, en même temps que le passeport. Celui-ci servirait peut-être à une autre jolie fille aux cheveux blonds, aux yeux bleus, et aux traits slaves. Mais la « Lituanienne » se trouvait toujours quelque part à Belfast.

Tomas avait des ennuis, Strazdas le sentait dans ses tripes. Cette fille si mince avait-elle quelque chose à y voir ? Rien ne semblait l’indiquer, mais il savait après des années d’expérience qu’aucune possibilité ne devait être écartée.

Son portable sonna sur le bureau. Il le saisit, regarda l’écran, et prit l’appel.

« Ça ne répond pas à l’appartement, annonça Herkus. Les lumières sont éteintes. À mon avis, ils ne sont pas là. J’enfoncerais bien la porte, mais vu que tout est blindé ici, j’aurais besoin d’un bélier.

— C’est bon. Fais le tour des bars que fréquentent Tomas et Darius. Emmène d’autres gars avec toi s’il le faut. Je veux qu’on les retrouve ce soir. »

Il raccrocha sans attendre la réponse d’Herkus et examina de nouveau la photo de la fille.

« Qu’est-ce que tu as fait de mon frère ? » demanda-t-il.

Il se sentit rougir au son de sa propre voix. Voilà qu’il parlait tout haut maintenant. Sa mère l’avait mis en garde pas plus tard que ce matin, disant qu’il travaillait trop, qu’il devait se ménager, qu’il ne résisterait pas à tant de stress et de nuits sans sommeil. Il y avait des limites à ce que l’esprit d’un homme pouvait supporter, même s’il était aussi fort qu’Arturas Strazdas.

Strazdas ne discutait pas avec sa mère. Personne ne tenait tête à Laima Strazdiené.

Son père ne s’y était jamais risqué. Adolescent, à Kaunas, Arturas prenait ses repas à la table du deux-pièces familial, avec Tomas assis en face de lui, et leur père entre eux. La quatrième chaise demeurait vide pendant qu’ils mangeaient. Ils entretenaient la conversation pour couvrir les grognements montant de la chambre où sa mère, une fois de plus, recevait un visiteur.

La nuit, allongés côte à côte sur le canapé convertible, Arturas et Tomas entendaient leurs parents parler de l’autre côté de la cloison. Ou plutôt, c’était leur mère qui parlait. Leur père écoutait.

Pour avoir de quoi manger, disait-elle, et chaud.

Un jour, Strazdas l’avait interrogée au sujet de ces visiteurs qui allaient et venaient à toute heure. Elle lui jeta son café brûlant sur les genoux. Son père l’emmena à l’hôpital universitaire et lui recommanda de garder à l’avenir ses questions pour lui.

Son père quitta le domicile peu de temps après le départ des Soviétiques. Il partit sans un mot, sans laisser aucun message. Sa place à table resta vacante, tout simplement. La mère de Strazdas refusait d’aborder le sujet, elle fit comme si son mari n’avait jamais existé.

Bientôt, les hommes ne furent plus les seuls visiteurs. Des jeunes femmes venaient aussi, et elles emmenaient les hommes dans l’autre pièce pendant qu’Arturas et Tomas mangeaient avec leur mère.

Quelque temps plus tard, ils emménagèrent dans un trois-pièces. Les frères espéraient disposer enfin de leur propre chambre, au lieu de quoi il y eut alors deux filles qui recevaient les visiteurs à tout moment. Mais Tomas put fréquenter une bonne école, tandis qu’Arturas entrait à l’université.

Arturas s’installa seul dans un appartement. Sous la conduite de sa mère, il réserva lui aussi une pièce au divertissement d’hommes esseulés. Il découvrit qu’il aimait avoir de l’argent dans sa poche et de beaux vêtements. Les autres étudiants le jalousèrent quand il s’acheta une voiture, bien que ce fût un modèle d’occasion.

Et puis un incident se produisit entre Tomas et un de ses professeurs, qui les obligea à déménager à Vilnius.

Laima avait toujours gâté son fils cadet, en dépit de ses bêtises. Il semblait que pour chaque baiser sur la joue de Tomas, Arturas recevait une taloche. Pourtant, avec le recul, il n’en voulait pas à sa mère. Pas vraiment. Après tout, elle lui avait appris à bien gagner sa vie en exploitant les faiblesses d’autrui.

Arturas Strazdas se leva et gagna une élégante desserte en verre de l’autre côté de la suite. Herkus y avait déposé un petit paquet, un sachet en cellophane renfermant de la poudre blanche. De la bonne came, avait dit Herkus, en direct de la source. Il avait aussi conseillé à son patron d’y aller mollo, peut-être de se reposer avant.

Strazdas ouvrit le sachet et versa un peu de poudre sur le verre. À l’aide de la carte clé de l’hôtel, il divisa le tas en trois lignes. Il prit un billet de cinquante euros dans sa poche, le roula pour former une paille, l’inséra dans sa narine gauche, et inhala.

Le monde apparut soudain d’une clarté saisissante.

Il frissonna en exhalant, porta la paille à son autre narine, et aspira la deuxième ligne.

Sa tête devint légère.

Strazdas glissa de nouveau le billet dans sa narine gauche et prit la dernière ligne. Puis, jetant le billet, il se pencha pour lécher ce qui restait de poudre sur le verre. Tandis que sa langue glissait sur la surface luisante, avec un picotement en réaction à la cocaïne, il ouvrit les yeux et les vit reflétés dans le verre. Il se redressa et contempla fixement son image.

« Va te faire foutre », dit-il.

L’esprit clair, le cœur battant plus fort, percevant dans l’air une douceur nouvelle, il adressa un sourire grimaçant au visage maculé de poudre qui le regardait dans le verre. Son téléphone carillonna, et il eut le sentiment que quelque chose en lui avait deviné l’appel avant même que la sonnerie ne retentisse. D’autres auraient aussitôt chassé cette pensée absurde, mais Arturas Strazdas n’était pas quelqu’un d’ordinaire. C’était un homme hors du commun, capable de tout.

À moins que ce ne fût l’effet de la cocaïne.

Il renifla bruyamment et s’essuya le nez avant d’aller répondre au téléphone posé sur le bureau. Son être frémit quand il vit le nom affiché à l’écran.