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« Oui, maman, répondit-il.

— Tu n’as pas téléphoné, dit-elle, la voix coupante comme un éclat d’ardoise. Tu avais dit que tu appellerais dès que tu descendrais de l’avion, et tu ne l’as pas fait. Pourquoi ?

— J’étais occupé, dit Strazdas.

— Tu ne peux pas être occupé au point de ne pas appeler ta mère pour la rassurer.

— C’est vrai.

— Et Tomas, comment il va ? »

Strazdas ferma les yeux. « Qu’est-ce que tu fais encore debout ? Il est tard. Tu devrais dormir à cette heure.

— Toi aussi, répliqua-t-elle. Tu n’as pas répondu à ma question. Comment va Tomas ? Je ne l’ai pas vu depuis qu’il est parti pour ce terrible endroit. »

Strazdas n’avait jamais pu mentir à sa mère. « Je n’ai pas eu l’occasion de lui parler, dit-il.

— Pourquoi ? demanda-t-elle, sans essayer de dissimuler l’inquiétude dans sa voix. Tu lui as téléphoné ? »

Il se donna le temps de respirer. « Oui. Il n’a pas répondu.

— Mais Tomas répond toujours à son téléphone.

— Je sais.

— Même quand il est avec une femme. Ça ne me plaît pas toujours, mais il répond.

— Oui.

— Alors, cherche-le, dit-elle. Et ne m’appelle pas tant que tu ne l’auras pas trouvé. »

La ligne fut coupée. Il resta avec le téléphone à l’oreille.

« D’accord », dit-il.

8

Galya n’aurait su dire combien de temps elle était restée dissimulée dans l’ombre, avant de s’avancer à découvert entre les monceaux de terre et d’acier de ce chantier de construction. Tout en courant, elle avait lancé un regard par-dessus son épaule et vu le gros Lituanien envoyer son énorme poing dans la figure du policier. Elle avait entendu le bruit horrible du coup sur la chair, puis des cris.

Des camions et des conteneurs montaient la garde devant un entrepôt, ainsi que de vieilles machines rouillées et d’énormes sacs de béton. Galya se coula dans les flaques d’ombre, empruntant un chemin que la lumière orangée des lampadaires ne pouvait atteindre.

Bientôt, elle reconnut le bruit de la BMW sur la route, non loin de sa cachette. La voiture apparut, à quelques mètres seulement, puis s’arrêta. Une portière s’ouvrit et le gros Lituanien descendit. Sa respiration l’auréolait de buée.

Galya se plaqua une main sur la bouche pour qu’il ne voie pas l’air chaud rejeté par ses poumons.

Il scruta l’obscurité. Elle crut un moment qu’il la regardait droit dans les yeux. Il s’inclina vers l’avant, comme pour s’approcher, mais Sam lança depuis la voiture : « Faut qu’on y aille.

— Elle est là-dedans, dit le Lituanien.

— On n’a pas le temps. Les flics vont arriver d’une minute à l’autre. Allez, putain… Viens. »

Le Lituanien pivota et lui fit face, bombant le torse. « Tu ne dis pas quoi faire à moi.

— Hein ? » Sam écarquilla les yeux, incrédule. « C’est pas le moment de se disputer, bon sang. Remonte dans la voiture, sinon je te laisse ici. »

Les épaules du Lituanien retombèrent. Il se tourna à nouveau vers les ombres du chantier. « Je sais tu es là, dit-il en s’adressant à Galya. Je sais tu parles anglais. Je suis pas stupide comme lui. Reste dans le noir. Je te trouve, tu es morte. Le frère de Tomas te trouve, tu es morte. La police te trouve, tu es morte. »

Galya se recroquevilla encore plus. Le Lituanien s’avança d’un pas.

« Oui, continua-t-il. C’est Arturas qui commande police. Police te donne à lui. Après tu meurs. Arturas te fait mal, il fait mal longtemps à toi. Et après, tu meurs. »

Du doigt, il fit mine de se trancher la gorge et grimaça un sourire.

« Allez viens, dit Sam. Je m’en vais. »

Le Lituanien remonta dans la BMW. Les pneus dérapèrent sur la glace avant qu’il n’ait refermé la portière, et la voiture disparut.

Combien de temps s’était-il écoulé ensuite ? Depuis combien de temps Galya se cachait-elle dans l’ombre ? Ses tremblements étaient devenus incontrôlables, ses membres se détendaient brusquement et tressautaient sans discontinuer. Il fallait qu’elle bouge, sinon le froid aurait raison d’elle. Elle se souvenait de Vasyl, à la ferme voisine, qu’on avait découvert mort d’hypothermie. N’ayant plus d’argent pour acheter du fuel, il s’était blotti sous un tas de chiffons au fond d’une armoire. Comme un animal, avait dit Mama, qui creusait sa propre tombe.

L’arrivée d’une autre voiture portant le blason de la Police portuaire décida enfin Galya à se lever. Elle avança en épousant les ombres, marchant avec peine, déplaçant un pied, puis l’autre, ses bras et ses jambes ne lui obéissant pas plus que ceux d’un ivrogne. L’air glacé l’empêcha de trouver son équilibre quand elle voulut accélérer l’allure.

Quelque chose en elle, contre toute raison, se réjouissait presque de l’engourdissement qui gagnait ses pieds, bloquant la cuisante douleur, mais elle se rappela alors comment Papa avait perdu une partie des siens quand ils avaient gelé. Elle remua vigoureusement ses orteils nus pour activer la circulation du sang.

Entre les empilements de sacs de béton et les remorques des camions, elle voyait la scène, à quelque distance, baignée d’une lumière orangée. Le policier s’agenouilla à côté de son collègue tombé à terre. Pendant que son attention était retenue par le blessé, Galya sortit de l’ombre, traversa la route et se fondit dans la nuit.

Moitié marchant, moitié courant, guidée par le bourdonnement de l’autoroute sur sa droite et l’eau sur sa gauche, elle avait parcouru environ cinq cents mètres quand elle entendit les sirènes. Un chantier de construction sur lequel des bâtiments hérissaient leurs squelettes d’acier se dressait devant elle.

Galya se faufila par un espace dans la clôture. Quatre étages de poutrelles s’élevaient au-dessus de sa tête. Elle contourna le site, longeant le grillage, concentrée sur le sol à ses pieds, la terre et les cailloux qu’elle explorait du bout des orteils en redoutant à chaque pas qu’un trou béant ne l’engloutisse. À mesure qu’elle progressait, son regard se perdait dans des ténèbres de plus en plus profondes.

Une vieille église apparut de l’autre côté de la clôture. Derrière les fenêtres cintrées ne brillait aucune lumière. Un peu plus loin, ayant suivi la palissade qui délimitait le chantier à cet endroit, Galya parvint à une porte fermée par une chaîne et un cadenas. Sous la poussée, le battant s’ouvrit d’une dizaine de centimètres. Elle s’accroupit, glissa une épaule dans la fente, mais sa tête se trouva coincée, sa joue griffée par le bois grossier. Elle força de tout son poids. Des échardes se plantèrent dans son oreille, elle réussit à passer la tête. Un petit cri lui échappa quand elle s’arracha un lambeau de peau et une poignée de cheveux qu’elle laissa sur le chambranle en dégageant son autre épaule. Elle tomba en avant, se traîna pour extirper son torse, puis ses hanches, et faillit rester là, couchée sur la terre glacée, pour se reposer.

Mais elle se redressa péniblement. Ses membres répondaient mieux à présent. Les spasmes et les frissons s’étaient calmés, du moins pour l’instant.

En face d’elle, une clôture haute de trois mètres, avec de l’autre côté un parking et des immeubles résidentiels qui semblaient neufs. Quelques fenêtres étaient éclairées. Pouvait-elle sonner aux portes de ces gens, demander à utiliser leur téléphone ? Peut-être. Mais comment réagiraient-ils face à cette étrangère nu pieds qui les dérangeait en pleine nuit ? Mieux valait chercher une cabine.