«Oh! mon Dieu! s'écria-t-elle à plusieurs reprises, la terre est donc bien grande?
– Voulez-vous en prendre une idée? lui dit André; je vous apporterai demain un atlas; vous apprendrez la géographie et la botanique en même temps.
– Oui, oui, je le veux! dit vivement Geneviève; et puis elle songea à ses résolutions, hésita, voulut se rétracter et céda encore, moitié au chagrin d'André, moitié à l'envie de voir s'entr'ouvrir les feuillets mystérieux du livre de la science.
Elle revint donc le lendemain, non sans avoir livré un rude combat à sa conscience; mais cette fois la leçon fut si intéressante! Le dessin de ces mers qui enveloppent la terre, le cours de ces fleuves immenses, la hauteur de ces plateaux d'où les eaux s'épanchent dans les plaines, la configuration de ces terres échancrées, entassées, disjointes, rattachées par des isthmes, séparées par des détroits; ces grands lacs, ces forêts incultes, ces terres nouvelles aperçues par des voyageurs, perdues pendant des siècles et soudainement retrouvées, toute cette magie de l'immensité jeta Geneviève dans une autre existence. Elle revint aux Prés-Girault tous les jours suivants, et souvent le soleil commençait à baisser quand elle songeait à s'arracher à l'attrait de l'étude. André goûtait un bonheur ineffable à réaliser son rêve et à verser dans cette âme intelligente les trésors que la sienne avait recelés jusque-là sans en connaître le prix. Son amour croissait de jour en jour avec les facultés de Geneviève. Il était fier de l'élever jusqu'à lui et d'être à la fois le créateur et l'amant de son Eve.
Leurs matinées étaient délicieuses. Libres et seuls dans une prairie charmante, tantôt ils causaient, assis sous les saules de la rivière; tantôt ils se promenaient le long des sentiers bordés d'aubépines. Tout en devisant sur les mondes inconnus, ils regardaient de temps en temps autour d'eux, et, se regardant aussi l'un l'autre, ils s'éveillaient des magnifiques voyages de leur imagination pour se retrouver dans une oasis paisible, au milieu des fleurs, et le bras enlacé l'un à l'autre. Quand la matinée était un peu avancée, André tirait de sa gibecière un pain blanc et des fruits, ou bien il allait acheter une jatte de crème dans quelque chaumière des environs, et il déjeunait sur l'herbe avec Geneviève. Cette vie pastorale établit promptement entre eux une intimité fraternelle, et leurs plus beaux jours s'écoulèrent sans que le mot d'amour fût prononcé entre eux et sans que Geneviève songeât que ce sentiment pouvait entrer dans son coeur avec l'amitié.
Mais les pluies du mois de mai, toujours abondantes dans ce pays-là, vinrent suspendre leurs rendez-vous innocents.
Une semaine s'écoula sans que Geneviève pût hasarder sa mince chaussure dans les prés humides. André n'y put tenir. Il arriva un matin chez elle avec ses livres. Elle voulut le renvoyer. Il pleura; et, refermant son atlas, il allait sortir. Geneviève l'arrêta, et, heureuse de le consoler, heureuse en même temps de ne pas voir enlever ce cher atlas de sa chambre, elle lui donna une chaise auprès d'elle et reprit les leçons du Pré-Girault. Le jeune professeur, à mesure qu'il se voyait compris, se livrait à son exaltation naturelle et devenait éloquent.
Pendant deux mois il vint tous les jours passer plusieurs heures avec son écolière. Elle travaillait tandis qu'il parlait, et de temps en temps elle laissait tomber sur la table une tulipe ou une renoncule à demi faite pour suivre de l'oeil les démonstrations que son maître traçait sur le papier; elle l'interrompait aussi de temps en temps pour lui demander son avis sur la découpure d'une feuille ou sur l'attitude d'une tige. Mais l'intérêt qu'elle mettait à écouter les autres leçons l'emportant de beaucoup sur celui-là, elle négligea un peu son art, contenta moins ses pratiques par son exactitude, et vit le nombre des acheteuses diminuer autour de ses cartons. Elle était lancée sur une mer enchantée et ne s'apercevait pas des dangers de la route. Chaque jour elle trouvait, dans le développement de son esprit, une jouissance enthousiaste qui transformait entièrement son caractère et devant laquelle sa prudence timide s'était envolée, comme les terreurs de l'enfance devant la lumière de la raison. Cependant elle devait être bientôt forcée de voir les écueils au milieu desquels elle s'était engagée.
Mademoiselle Marteau se maria, et le surlendemain de ses noces, lorsque les voisins et les parents furent rentrés chez eux satisfaits et malades, elle invita ses amies d'enfance à venir dîner sur l'herbe, à une métairie qui lui avait servi de dot, et qui était située auprès de la ville. Ces jeunes personnes faisaient toutes partie de la meilleure bourgeoisie de la province; néanmoins Geneviève y fut invitée. Ce n'était pas la première fois que ses manières distinguées et sa conduite irréprochable lui valaient cette préférence. Déjà plusieurs familles honorables l'avaient appelée à leurs réunions intimes, non pas, comme ses compagnes, à titre d'ouvrière en journée, mais en raison de l'estime et de l'affection qu'elle inspirait. Toute la sévère étiquette derrière laquelle se retranche la société bourgeoise aux jours de gala, pour se venger des mesquineries forcées de sa vie ordinaire, s'était depuis longtemps effacée devant le mérite incontesté de la jeune fleuriste: elle n'était regardée précisément ni comme une demoiselle ni comme une ouvrière, le nom intact et pur de Geneviève répondait à toute objection à cet égard. Geneviève n'appartenait à aucune classe et avait accès dans toutes.
Mais cette gloire acquise au prix de toute une vie de vertu, cette position brillante où jamais aucune fille de condition n'avait osé aspirer, Geneviève l'avait perdue à son insu; elle était devenue savante, mais elle ignorait encore à quel prix.
Justine Marteau, aimable et bonne fille, étrangère aux caquets de la ville, lui fit le même accueil qu'à l'ordinaire; mais les autres jeunes personnes, au lieu de l'entourer, comme elles faisaient toujours, pour l'accabler de questions sur la mode nouvelle et de demandes pour leur toilette, laissèrent un grand espace entre elles et la place où Geneviève s'était assise. Elle ne s'en aperçut pas d'abord; mais le soin que prit Justine de venir se placer auprès d'elle lui fit remarquer l'abandon des autres et l'espèce de mépris qu'elles affectaient de lui témoigner. Geneviève était d'une nature si peu violente qu'elle n'éprouva d'abord que de l'étonnement; aucun sentiment d'indignation ni même de douleur ne s'éveilla en elle. Mais lorsque le repas fut fini, plusieurs demoiselles, qui semblaient n'attendre que le moment de fuir une si mauvaise compagnie, demandèrent leurs bonnes et se retirèrent; les autres se divisèrent par groupes et se dispersèrent dans le jardin, en évitant avec soin d'approcher de la réprouvée. En vain Justine s'efforça d'en rallier quelques-unes: elles s'enfuirent ou se tinrent un instant près d'elle dans une attitude si altière et avec un silence si glacial que Geneviève comprit son arrêt. Pour éviter d'affliger la bonne Justine, elle feignit de ne pas s'en affecter elle-même et se retira sous prétexte d'un travail qu'elle avait à terminer. A peine était-elle seule et commençait-elle à réfléchir à sa situation, qu'elle entendit frapper à sa porte, et qu'elle vit entrer Henriette avec un visage composé et une espèce de toilette qui annonçait une intention cérémonieuse et solennelle dans sa visite. Geneviève était fort pâle, et même l'émotion qu'elle venait d'éprouver lui causait des suffocations: elle fut très-contrariée de ne pouvoir être seule, et, de son côté, elle se composa un visage aussi calme que possible; mais Henriette était résolue à ne tenir aucun compte de ses efforts, et, après l'avoir embrassée avec une affectation de tendresse inusitée, elle la regarda en face d'un air triste, en lui disant: