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Joseph se rappelait malgré lui toutes ces traditions effrayantes; mais s'il n'avait pas l'esprit assez fort pour les repousser, du moins il se sentait assez de courage et le bras assez prompt pour ne jamais reculer devant le danger.

Il s'étonnait de ne point trouver Geneviève au lieu qu'elle lui avait indiqué, lorsqu'un bruit de chaînes lui fit brusquement tourner la tête, et il vit à trois pas de lui une vague forme de quadrupède dont la longue face pâle semblait l'observer attentivement. Le premier mouvement de Joseph fut de lever le manche de son fouet pour frapper l'animal redoutable; mais, à sa grande confusion, il vit une jeune pouliche blanche, à demi sauvage, qui était venue là pour paître l'herbe autour des tombeaux, et qui s'enfuit épouvantée en traînant ses enferges sur les dalles de la chapelle.

Joseph, tout honteux de sa terreur, pénétra au fond de la nef; une croix de bois marquait la place où avait été l'autel. Geneviève était agenouillée devant cette croix; elle avait roulé son fichu de mousseline blanche comme un voile autour de sa tête, penchée dans l'immobilité du recueillement. Un cerveau plus exalté que celui de Joseph l'aurait prise pour une ombre. Étonné de trouver Geneviève dans une attitude si calme, et ne comprenant pas l'émotion que cette femme agenouillée la nuit au milieu des ruines lui causait à lui-même, le bon campagnard eut comme un sentiment de respect qui le fit hésiter à troubler cette sainte prière; mais, au bruit des pas de Joseph, Geneviève se retourna, et, se levant à demi, le questionna d'un air inquiet.

Il eut presque envie de la tromper et de lui cacher la vérité; mais elle interpréta son silence et s'écria en joignant les mains:

«Au nom du ciel, ne me faites pas languir…, s'il est mort!… ah! oui… je le vois… Il est mort!…» Et elle s'appuya en chancelant contre la croix.

«Non, non! répondit vivement Joseph; il vit, on peut le sauver encore.

– Ah! merci, merci! dit Geneviève, mais dites-moi bien la vérité, est-il bien mal?

– Mal? certainement. Voici la réponse ambiguë du médecin: peu de chose à craindre, peu de chose à espérer; c'est-à-dire que la maladie suit son cours ordinaire et ne présente pas d'accident impossible à combattre, mais que par elle-même c'est une maladie grave et qui ne pardonne pas souvent.

– En ce cas, dit Geneviève après un instant de silence, retournez auprès de lui, je vais encore prier ici.

Elle se remit à genoux et laissa tomber sa tête sur ses mains jointes, dans une attitude de résignation si triste que Joseph en fut profondément touché.

– Je vais y retourner, en effet, répondit-il; mais je reviendrai certainement vers vous aussitôt qu'il y aura un peu de mieux.

– Écoutez, Joseph, lui dit-elle, s'il doit mourir cette nuit, il faut que je le voie, que je lui dise un dernier adieu. Tant que j'aurai un peu d'espoir, je ne me sentirai pas la hardiesse de me montrer dans sa maison; mais si je n'ai plus qu'un instant pour le voir sur la terre, rien au monde ne pourra m'empêcher de profiter de cet instant-là. Jurez-moi que vous m'avertirez quand tout sera perdu, quand lui et moi n'aurons plus qu'une heure à vivre.

Joseph le jura.

«Je ne sais ce qu'elle a dans la voix ni de quels mots elle se sert, pensait-il en s'éloignant; mais elle me ferait pleurer comme un enfant.»

XIV.

Geneviève pria longtemps; puis elle s'enveloppa du manteau de Joseph et s'assit sur une tombe, morne et résignée; puis elle pria de nouveau et marcha parmi les ruines, interrogeant avec anxiété le sentier par où Joseph devait revenir. Peu à peu une inquiétude plus poignante surmontait son courage. Elle regardait la lune, qu'elle avait vue se lever et qui maintenant s'abaissait vers l'horizon. L'air, en devenant plus humide et plus froid, lui annonçait l'approche de l'aube, et Joseph ne revenait pas.

Après avoir lutté aussi longtemps que ses forces le lui permirent, elle perdit courage, et s'imaginant qu'André était mort, elle s'enveloppa la tête dans le manteau de Joseph pour étouffer ses cris. Puis elle s'apaisa un peu en songeant que dans ce cas Joseph, n'ayant plus rien à faire auprès de son ami, serait de retour vers elle. Mais alors elle se persuada qu'André était mourant et que Joseph ne pouvait se résoudre à l'abandonner, dans la crainte de revenir trop tard et de le trouver mort. Cette idée devint si forte que les minutes de son impatience se traînèrent comme des siècles. Enfin, elle se leva avec égarement, jeta le manteau de Joseph sur le pavé, et se mit à courir de toutes ses forces dans le sentier de la prairie.

Elle s'arrêta deux ou trois fois pour écouter si Joseph n'arrivait pas à sa rencontre; mais, n'entendant et ne voyant personne, elle reprit sa course avec plus de précipitation, et franchit comme un trait les portes du château de Morand.

Dans l'agitation d'une si triste veillée, tous les serviteurs étaient debout, toutes les portes étaient ouvertes. On vit passer une femme vêtue de blanc, qui ne parlait à personne et semblait voler à travers les cours. La vieille cuisinière se signa en disant:

«Hélas! notre jeune maître est achevé. Voilà son esprit qui passe.

– Non, dit le bouvier, qui était un homme plus éclairé que la cuisinière. Si c'était l'âme de notre jeune maître, nous l'aurions vue sortir de la maison et aller au cimetière, tandis que cette chose-là vient du côté du cimetière et entre dans la maison. Ça doit être sainte Solange ou sainte Sylvie qui vient le guérir.

– M'est avis, observa la laitière, que c'est plutôt l'âme de sa pauvre mère qui vient le chercher.

– Disons un Ave pour tous les deux, reprit la cuisinière; et ils s'agenouillèrent tous les trois sous le portail de la grange.

Pendant ce temps, Geneviève, guidée par les lumières qu'elle voyait aux fenêtres, ou plutôt entraînée par cette main invisible qui rapproche les amants, se précipitait, palpitante et pâle, dans la chambre d'André. Mais à peine en eut-elle passé le seuil que le marquis, s'élançant vers elle avec fureur, s'écria en levant le bras d'un air menaçant:

«Qu'est-ce que je vois là? qu'est-ce que cela veut dire? Hors d'ici, intrigante effrontée! espérez-vous venir débaucher mon fils jusque dans ma maison? Il est trop tard, je vous en avertis; il est mourant, grâce à vous, mademoiselle; pensez-vous que je vous en remercie?»

Geneviève tomba à genoux.

«Je n'ai pas mérité tout cela, dit-elle d'une voix étouffée; mais c'est égal, dites-moi ce que vous voudrez, pourvu que je le voie… laissez-moi le voir, et tuez-moi après si vous voulez!

– Que je vous le laisse voir, misérable! s'écria le marquis, révolté d'une semblable prière. Êtes-vous folle ou enragée? Avez-vous peur de ne pas nous avoir fait assez de mal, et venez-vous achever mon fils jusque dans mes bras?

La voix lui manqua, un mélange de colère et de douleur le prenant à la gorge. Geneviève ne l'écoutait pas; elle avait jeté les yeux sur le lit d'André, et le voyait pâle et sans connaissance dans les bras du médecin et du curé. Elle ne songea plus qu'à courir vers lui, et, se levant, elle essaya d'en approcher malgré les menaces du marquis.

«Jour de Dieu! maudite créature, s'écria-t-il en se mettant devant elle, si tu fais un pas de plus, je te jette dehors à coups de fouet!

– Que Dieu me punisse si vous y touchez seulement avec une plume! dit Joseph en se jetant entre eux deux.

Le marquis recula de surprise.

«Comment, Joseph! dit-il, tu prends le parti de cette vagabonde? Ne trouvais-tu pas que j'avais raison de la détester et d'empêcher André…

– C'est possible, interrompit Joseph; mais je ne peux pas entendre parler à une femme comme vous le faites; sacredieu! monsieur de Morand, vous ne devriez pas apprendre cela de moi.