Pendant ce temps, le curé lisait son bréviaire à la clarté du jour naissant. Un petit vent frais agitait les feuilles de la vigne qui encadrait la fenêtre et jouait avec les rares cheveux blancs du bonhomme. A chaque soupir étouffé du malade, il abaissait son livre, relevait ses lunettes et protégeait de sa muette bénédiction le couple heureux et triste.
Geneviève avait tant souffert, et le trot du cheval l'avait tellement brisée, qu'elle ne put résister. Malgré l'anxiété de sa situation, elle céda, et laissa tomber sa jolie tête auprès de celle d'André. Ces deux visages, pâles et doux, dont l'un semblait à peine plus âgé et plus mâle que l'autre, reposèrent une demi-heure sur le même oreiller pour la première fois et sous les yeux d'un père irrité et vaincu, qui frémissait de colère à ce spectacle et qui n'osait les séparer.
Quand le jour fut tout à fait venu, le curé, ayant achevé son bréviaire, s'approcha du médecin, et ils eurent ensemble une consultation à voix basse. Le médecin se leva sans bruit, alla toucher le pouls d'André et les artères de son front; puis il revint parler au curé. Celui-ci s'approcha alors de Geneviève, qui s'était doucement éveillée pour céder la main de son amant à celle du médecin. Elle écouta le curé, fit un signe de tête respectueux et résigné; puis alla trouver Joseph et lui parla à l'oreille. Joseph se leva. Le marquis avait fini par s'endormir. Quand il s'éveilla, il se trouva seul dans la chambre avec son fils et le médecin. Ce dernier vint à lui et lui dit:
«M. le curé a jugé prudent et convenable de faire retirer la jeune personne, dont la présence ou le départ aurait pu agir trop violemment dans quelques heures sur les nerfs du malade. Je me suis assuré de l'état du pouls. La fièvre était presque tombée, et la faiblesse de votre fils permettait de compter sur le défaut de mémoire. En effet, le malade s'est éveillé sans chercher Geneviève et sans montrer la moindre agitation. Tout à l'heure, il m'a demandé si je n'avais pas vu cette nuit une femme blanche auprès de son lit. Je lui ai persuadé qu'il avait vu en rêve cette apparition; maintenez-le dans cette erreur, et gardez-vous de rien dire qui le ramène à un sentiment trop vif de la réalité. Je vois maintenant à cette maladie des causes purement morales; je vous déclare que vous pouvez mieux que moi guérir votre fils.
– Oui, oui, je le ménagerai, dit le marquis; mais n'espérez pas que je donne mon consentement au mariage; j'aimerais mieux le voir mourir.
– Le mariage ne me regarde pas, dit le médecin; mais si vous voulez tuer votre fils par le chagrin et la violence, avertissez-moi dès aujourd'hui; car, dans ce cas, je n'ai plus rien à faire ici.
Le marquis n'avait jamais trouvé une franchise si âpre autour de lui. Depuis plus de trente ans personne n'avait osé le contrarier, et depuis quelques heures tous se permettaient de lui résister. Dans la crainte de perdre son fils, il le traita doucement jusqu'au jour de la convalescence; mais, dans son coeur, il amassa contre Geneviève une haine implacable.
XV.
Geneviève rentra chez elle très-lasse et un peu calmée. Joseph retourna tous les jours auprès d'André, et tous les soirs il vint donner de ses nouvelles à Geneviève. La guérison du jeune homme fit des progrès rapides, et quinze jours après il commençait à se promener dans le verger, appuyé sur le bras de son ami. Mais, pendant cette quinzaine, Geneviève avait lu clairement dans sa destinée. Elle n'avait jamais soupçonné jusque-là l'horreur que son mariage avec André inspirait au marquis; elle avait entrevu confusément des obstacles dont André essayait de la distraire. L'accueil cruel du marquis dans cette triste nuit ne l'affecta d'abord que médiocrement; mais quand ses anxiétés cessèrent avec le danger de son amant, elle reporta ses regards sur les incidents qui l'avaient conduite auprès de son lit. La figure, les menaces et les insultes de M. de Morand lui revinrent comme le souvenir d'un mauvais rêve. Elle se demanda si c'était bien elle, la fière, la réservée Geneviève, qui avait été injuriée et souillée ainsi. Alors elle examina sa conduite exaltée, sa situation équivoque, son avenir incertain; elle se vit, d'un côté, perdue dans l'opinion de ses compatriotes si elle n'épousait pas André; de l'autre, elle se vit méprisée, repoussée et détestée par un père orgueilleux et entêté, qui serait son implacable ennemi si elle épousait André malgré sa défense.
Une prévision encore plus cruelle vint se mêler à celle-là. Elle crut deviner les motifs de la conduite d'André; elle s'expliqua ses longues absences, son air tourmenté et distrait auprès d'elle, son impatience et son effroi en la quittant; elle frémit de se voir dans une position si difficile, appuyée sur un si faible roseau, et de découvrir dans le coeur de son amant la même incertitude que dans les événements dont elle était menacée. Elle jeta les yeux avec tristesse sur sa gloire et son bonheur de la veille, et mesura en tremblant l'abîme infranchissable qui la séparait déjà du passé.
Calme et prudente, Geneviève, avant de s'abandonner à ces terreurs, voulut savoir à quel point elles étaient fondées. Elle questionna Joseph. Il ne fallait pas beaucoup d'adresse pour le faire parler. Il avait une finesse excessive pour se tirer des embarras qu'il trouvait à la hauteur de son bras et de son oeil; mais les susceptibilités du coeur de Geneviève n'étaient pas à sa portée. Il l'admirait sans la comprendre et la contemplait tout ravi, comme une vision enveloppée de nuages. Il se confia donc au calme apparent avec lequel elle l'interrogea sur les dispositions du marquis et sur le caractère d'André. Il crut qu'elle savait déjà à quoi s'en tenir sur l'obstination de l'un et sur l'irrésolution de l'autre, et il lui donna sur ces deux questions si importantes pour elle les plus cruels éclaircissements. Geneviève, qui voulait puiser son courage dans la connaissance exacte de son malheur, écoutait ces tristes révélations avec un sang-froid héroïque, et quand Joseph croyait l'avoir consolée et rassurée en lui disant: «Bonsoir, Geneviève; il ne faut pas que cela vous tourmente: André vous aime; je suis votre ami; nous combattrons le sort,» Geneviève s'enfermait dans sa chambre et passait des nuits de fièvre et de désespoir à savourer le poison que la sincérité de Joseph lui avait versé dans le coeur.
Joseph, de son côté, commençait à prendre un intérêt singulier à la douleur de Geneviève, et il éprouvait une étrange impatience. Il guettait le moment où il pourrait parler d'elle avec André; mais André semblait fuir ce moment. A mesure que ses forces physiques revenaient, son vrai caractère reprenait le dessus, et de jour en jour la crainte remplaçait l'espoir que son père lui avait laissé entrevoir un instant. Il ne savait pas que Geneviève était venue auprès de son lit, il ne savait pas à quel point elle avait souffert pour lui. Il se laissait aller paresseusement au bien-être de la convalescence, et s'il désirait sincèrement de voir arriver le jour où il pourrait aller la trouver, il est certain aussi qu'il craignait le jour où son père enflerait sa grosse voix pour lui dire: D'où venez-vous?
Geneviève attendait, pour le juger et prendre un parti, la conduite qu'il tiendrait avec elle; mais il demeurait dans l'indécision. Chaque jour elle demandait à Joseph s'il lui avait parlé d'elle, et Joseph répondait ingénument que non. Enfin un jour il crut lui apporter une grande consolation en lui racontant qu'André lui avait ouvert son coeur, qu'il avait parlé d'elle avec enthousiasme, et de la cruauté de son père avec désespoir.
«Et qu'a-t-il résolu? demanda Geneviève.
– Il m'a demandé conseil, répondit Joseph.
– Et c'est tout?
– Il s'est jeté dans mes bras en pleurant, et m'a supplié de l'aider et de le protéger dans son malheur.
Geneviève eut sur les lèvres un sourire imperceptible. Ce fut toute l'expansion d'une âme offensée et déchirée à jamais.