– Infamie! infamie! murmura Geneviève pâle et près de s'évanouir; puis elle fit un violent effort sur elle-même, et, se levant, elle montra la porte à Henriette d'un air impératif. «Mademoiselle, lui dit-elle, je n'ai plus qu'un soir à passer ici; si vous aviez autant de vigilance que vous avez de grossièreté, vous auriez écouté à ma porte il y a une heure, ce qui eût été parfaitement digne de vous; vous m'auriez alors entendu dire à M. Joseph Marteau que je quittais le pays, et vous auriez été rassurée sur la possession de votre amant. Maintenant, sortez, je vous prie. Vous pourrez demain couvrir d'insultes les murs de cette chambre; ce soir elle est encore à moi; sortez!
En prononçant ce dernier mot, Geneviève tomba évanouie, et sa tête frappa rudement contre le pied de sa chaise. Henriette, épouvantée et honteuse de sa conduite, se jeta sur elle, la releva, la prit dans ses bras vigoureux et la porta sur son lit. Quand elle eut réussi à la ranimer, elle se jeta à ses pieds et lui demanda pardon avec des sanglots qui partaient d'un coeur naturellement bon. Geneviève le sentit, et, pardonnant au caractère emporté et au manque d'éducation de son amie, elle la releva et l'embrassa.
«Tu nous aurais épargné à toutes deux une affreuse soirée, lui dit-elle, si tu m'avais interrogée avec douceur et confiance, au lieu de venir me faire une scène cruelle et folle. Au premier mot de soupçon, je t'aurais rassurée…
– Ah! Geneviève, la jalousie raisonne-t-elle? répondit Henriette; prend-elle le temps d'agir, seulement? Elle crie, jure et pleure; c'est tout ce qu'elle sait faire. Comment, ma pauvre enfant, tu partais, et moi je t'accusais! Mais pourquoi partais-tu sans me rien dire? Voilà comme tu fais toujours: pas l'ombre de confiance envers moi. Et pourquoi diantre en as-tu plus pour M. Joseph que pour ton amie d'enfance? Car, enfin, je n'y conçois rien!…
– Ah! voilà tes soupçons qui reviennent? dit Geneviève en souriant tristement.
– Non, ma chère, reprit Henriette; je vois bien que tu ne veux pas me l'enlever, puisque tu t'en vas. Mais il est hors de doute que cet imbécile-là est amoureux de toi…
– De moi? s'écria Geneviève stupéfaite.
– Oui, de toi, reprit Henriette; de toi, qui ne te soucies pas de lui, j'en suis sûre; car enfin tu aimes André, tu pars avec lui, n'est-ce pas? Vous allez vous marier hors du pays?
– Oui, oui, Henriette; tu sauras tout cela plus tard; aujourd'hui il m'est impossible de t'en parler; ce n'est pas manque de confiance en toi, mon enfant. Je t'écrirai de Guéret, et tu approuveras toute ma conduite… Parlons de toi; tu as donc des chagrins aussi?
– Oh! des chagrins à devenir folle; et c'est toi, ma pauvre Geneviève, qui en es cause, bien innocemment sans doute! Mais que veux-tu que je te dise? je ne peux pas m'empêcher d'être bien aise de ton départ; car enfin tu vas être heureuse avec ton amant, et moi je retrouverai peut-être le bonheur avec le mien.
– Vraiment, Henriette, je ne savais pas qu'il fût ton amant. Tu m'as toujours soutenu le contraire quand je t'ai plaisantée sur lui. Tu te plains de n'avoir pas ma confiance; que te dirai-je de la tienne, menteuse?
Henriette rougit; puis, reprenant courage: «Eh bien! c'est vrai, dit-elle, j'ai eu tort aussi; mais le fait est qu'il m'aimait à la folie il n'y a pas longtemps, et, malgré toute ma prudence, il s'y est pris si habilement, le sournois! qu'il a réussi à se faire aimer. Eh bien! le voilà qui pense à une autre. Le scélérat! depuis cette maudite promenade que vous avez faite ensemble au clair de la lune pour aller voir André qui se mourait, M. Joseph n'a plus la tête à lui: il ne parle que de toi, il ne rêve qu'à toi, il ne trouve plus rien d'aimable en moi. Si je crie à la vue d'une souris ou d'une araignée: «Ah! dit-il, Geneviève n'a peur de rien; c'est un petit dragon.» Si je me mets en colère: «Ah! Geneviève ne se fâche jamais; c'est un petit ange.» Et «Geneviève aux grands yeux…» et «Geneviève au petit pied…» Tout cela n'est pas amusant à entendre répéter du matin au soir; de sorte que j'avais fini par te détester cordialement, ma pauvre Geneviève.
– Si je revois jamais M. Joseph, dit Geneviève, je lui ferai certainement des reproches pour le beau service que m'a rendu son amitié; mais je n'en aurai pas de si tôt l'occasion. En attendant, il faut que je lui écrive; donne-moi l'écritoire, Henriette.
– Comment! il faut que tu lui écrives? s'écria Henriette, dont les yeux étincelèrent.
– Oui vraiment, répondit Geneviève en souriant; mais rassure-toi, ma chère, la lettre ne sera pas cachetée, et c'est toi qui la lui remettras. Seulement, je te prie de ne pas la lire avant de la lui donner.
– Ah! tu as des secrets avec Joseph!
– Cela est vrai, Henriette, je lui ai confié un secret; il te le dira, j'y consens.
– Et pourquoi commences-tu par lui? Tu n'as donc pas confiance en moi? tu me crois donc incapable de garder un secret?
– Oui, Henriette, incapable, répondit Geneviève en commençant sa lettre.
– Comme tu es drôle! dit Henriette en la regardant d'un air stupéfait. Enfin, il n'y a que toi au monde pour avoir de pareilles idées! Écrire à un jeune homme! tu trouves cela tout simple! et me donner la lettre, à moi qui suis sa maîtresse! et me dire: La voilà; elle n'est pas cachetée, tu ne la liras pas.
– Est-ce que j'ai tort de croire à ta délicatesse? dit Geneviève écrivant toujours.
– Non, certes; mais enfin c'est une commission bien singulière; et moi qui viens de faire une scène épouvantable à Joseph, quelle figure vais-je faire en lui portant une lettre de toi? une lettre!…
– Mais, ma chère, dit Geneviève, une lettre est une lettre; qu'y a-t-il de si tendre et de si intime dans l'envoi d'un papier plié?
– Mais, ma chère, répondit Henriette, entre jeunes gens et jeunes filles on ne s'écrit que pour se parler d'amour. De quoi peut-on se parler, si ce n'est de cela?
– En effet, je lui parle d'amour, répondit Geneviève, mais de l'amour d'un autre. Va, Henriette, emporte ce billet, et ne le remets pas demain avant midi. Embrasse-moi. Adieu!
XVI.
Geneviève passa la nuit à mettre tout en ordre. Elle fit ses cartons, et en touchant toutes ces fleurs qu'André aimait tant, elle y laissa tomber plus d'une larme. «Voici, leur disait-elle dans l'exaltation de ses pensées, la rosée qui désormais vous fera éclore. Ah! desséchez-vous, tristes filles de mon amour! Lui seul savait vous admirer, lui seul savait pourquoi vous étiez belles. Vous allez pâlir et vous effeuiller aux mains des indifférents: parmi eux je vais me flétrir comme vous. Hélas! nous avons tout perdu; vous aussi, vous ne serez plus comprises!»
Elle fit un autre paquet des livres qu'André lui avait donnés; mais la vue de ces livres si chers lui fut bien douloureuse. «C'est vous qui m'avez perdue, leur disait-elle. J'étais avide de savoir vous lire, mais vous m'avez fait bien du mal! Vous m'avez appris à désirer un bonheur que la société réprouve et que mon coeur ne peut supporter. Vous m'avez forcée à dédaigner tout ce qui me suffisait auparavant. Vous avez changé mon âme, il fallait donc aussi changer mon sort!»
Geneviève fit tous les apprêts de son départ avec l'ordre et la précision qui lui étaient naturels. Quiconque l'eût vue arranger tout son petit bagage de femme et d'artiste, et tapisser d'ouate la cage où devait voyager son chardonneret favori, l'eût prise pour une pensionnaire allant en vacances. Son coeur était cependant dévoré de douleur sous ce calme apparent. Elle ne se laissait aller à aucune démonstration violente, mais personne ne recevait des atteintes plus profondes; son âme rongeait son corps sans tacher sa joue ni plisser son front.