– Et qui vous donnera bien de l'embarras si vous n'y prenez garde, voisin!
– Comment, diable! veux-tu que j'y prenne garde avec les sacrées lois que nous avons?
– Il faut tâcher, dit Joseph, de s'emparer de son caractère.
– Ah! si quelqu'un au monde pouvait dompter et gouverner un fils rebelle, répondit le marquis, il me semble que c'était moi! Mais que faire avec ces êtres qui ne résistent ni ne cèdent, que vous croyez tenir, et qui vous glissent des mains comme l'anguille entre les doigts du pêcheur?
Joseph vit que le marquis commençait à s'effrayer tout de bon; il le fit passer habilement par un crescendo d'épouvantes, affectant avec simplicité de l'arrêter à toutes les pièces de terre qui appartenaient à André, et que le pauvre marquis, habitué à regarder comme siennes depuis trente ans, lui montrait avec un orgueil de propriétaire. Quand il avait ingénument étalé tout son savoir-faire dans de longues démonstrations, et qu'il s'était évertué à prouver que le domaine de sa femme avait triplé de revenu entre ses mains, Joseph lui enfonçait un couteau dans le coeur en lui disant: «Quel dommage que vous soyez à la veille d'être dépouillé de tout cela!»
Alors le marquis affectait de prendre courage.
– Que m'importe! disait-il, il m'en restera toujours assez pour vivre: me voilà vieux.
– Hum! voisin, les belles filles du pays disent le contraire.
– Eh bien! reprenait le marquis, j'aurai toujours moyen d'être aimable et de faire de petits cadeaux à mes bergères quand je serai content d'elles.
– Eh! sans doute; au lieu du tablier de soie vous donnerez le tablier de cotonnade; au lieu de la jupe de drap fin, la jupe de droguet. Quand c'est le coeur qui reçoit, la main ne pèse pas les dons.
– Ces drôlesses aiment la toilette, reprit le marquis.
– Eh bien! vous ne réduirez en rien cet article de dépense; vous ferez quelques économies de plus sur la table: au lieu du gigot de mouton rôti, un bon quartier de chèvre bouilli; au lieu du chapon gras, l'oison du mois de mai. Avec de vrais amis, on dîne joyeusement sans compter les plats.
– Mes gaillards de voisins font pourtant diablement attention aux miens, reprit le marquis; et, quand ils veulent manger un bon morceau, ils regardent s'il y a de la fumée au-dessus de la cheminée de ma cuisine.
– Il est certain qu'on dîne joliment chez vous, voisin! Il en est parlé. Eh bien! vous établirez la réforme dans l'écurie. Que faites-vous de trois chevaux? Un bon bidet à deux fins vous suffit.
– Comme tu y vas! Et la chasse? ne me faut-il pas deux poneys pour tenir la Saint-Hubert?
– Mais votre gros cheval?
– Mon grison m'est nécessaire pour la voiture: veux-tu pas que je fasse tirer mes petites bêtes?
– Eh bien! laissons le grison au râtelier et descendons à la cave… Vous faites au moins douze pièces de vin par an?
– Qui se consomment dans la maison, sans compter le vin d'Issoudun.
– Eh bien! nous retrancherons le vin d'Issoudun; vous vendrez six pièces de votre crû, et vous couperez le reste avec de l'eau de prunes sauvages: ce qui vous fera douze pièces de bonne piquette bien verte, bien rafraîchissante.
– Va-t'en à tous les diables avec ta piquette! je n'ai pas besoin de me rafraîchir: ne me parle pas de cela. A mon âge être dépouillé, ruiné, réduit aux plus affreuses privations! un père qui s'est sacrifié pour son fils dans toutes les occasions, qui s'arrache le pain de la bouche depuis trente ans! Que faire? Si j'allais le trouver et lui appliquer une bonne volée de coups de bâton? Qu'en penses-tu, Joseph?
– Mauvais moyen! dit Joseph; vous l'aigririez contre vous, et il ferait pire: il faut tâcher plutôt de le prendre par la douceur, entrer en arrangement, le rappeler auprès de vous.
– Eh bien! oui, dit le marquis, qu'il revienne demeurer avec moi; qu'il abandonne sa Geneviève, et je lui pardonne tout.
– Généreux père! je vous reconnais bien là; mais qu'il abandonne sa Geneviève! Abandonner sa femme! c'est chose impossible: il serait capable de m'étrangler si j'allais le lui proposer.
– Mais c'est donc un vrai démon que ce morveux-là? dit le marquis en frappant du pied.
– Un vrai démon! répondit Joseph; vous serez forcé, je le parie, de vous charger aussi de sa sotte de femme et de son piaillard d'enfant.
– Il a un enfant! s'écria le marquis; ah! mille milliards de serpents! en voilà bien d'une autre!
– Oui, dit Joseph: c'est là le pire de l'affaire. Est-ce que vous ne saviez pas que sa femme est grosse?
– Ah! grosse seulement?
– L'enfant n'est pas né; mais c'est tout comme. André est si glorieux d'être père qu'il ne parle plus d'autre, chose; il fait mille beaux projets d'éducation pour monsieur son héritier. Il veut aller se fixer à Paris avec sa famille. Vous pensez bien que, dans de pareilles circonstances, il n'entendra pas facilement raison sur la succession.
– Eh bien! nous plaiderons, dit le marquis.
– C'est ce que je ferais à votre place, répondit tranquillement Joseph.
– Oui, mais je perdrai, reprit le marquis, qui raisonnait fort juste quand on ne le contrariait pas: la loi est toute en sa faveur.
– Croyez-vous? dit Joseph avec une feinte ingénuité.
– Je n'en suis que trop sûr.
– Malheur! Et que faire? vous charger aussi de la femme? C'est à quoi vous ne pourrez jamais consentir, et vous aurez bien raison!
– Jamais! j'aimerais mieux avoir cent fouines dans mon poulailler qu'une grisette dans ma maison.
– Je le crois bien, dit Joseph. Tenez, je vous conseille de vous débarrasser d'eux avec une bonne somme d'argent comptant, et ils vous laisseront en repos.
– De l'argent comptant, bourreau! où veux-tu que je le prenne? Avec ce que j'ai dépensé pour retourner ce pâtural, une paire de boeufs de travail que je viens d'acheter, les vins qui ont gelé, les charançons qui sont déjà dans les blés nouvellement rentrés; c'est une année épouvantable: je suis ruiné, ruiné! je n'ai pas cent francs à la maison.
– Moi, je vous conseille de courir les chances du procès.
– Quand je te dis que je suis sûr de perdre: veux-tu me faire damner aujourd'hui?
– Eh bien! parlons d'autre chose, voisin; ce sujet-là vous attriste, et il est vrai de dire qu'il n'a rien d'agréable.
– Si fait, parlons-en; car enfin il faut savoir à quoi s'en tenir. Puisque te voilà, et que tu dois voir André ce soir ou demain, je voudrais que tu pusses lui porter quelque proposition de ma part.
– Je ne sais que vous dire, répondit Joseph; cherchez vous-même ce qu'il convient de faire: vous avez plus de jugement et de connaissances en affaires que moi lourdaud. En fait de générosité et de grandeur dans les procédés, ni moi ni personne ne pourra se flatter de vous en remontrer.
– Il est vrai que je connais assez bien le monde, reprit le marquis, et que j'aime à faire les choses noblement. Eh bien! va lui dire que je consens à le recevoir et à l'entretenir de tout dans ma maison, lui, sa femme et tous les enfants qui pourront survenir, à condition qu'il ne me demandera jamais un sou et qu'il me signera un abandon de son héritage maternel.
– Vous êtes un bon père, marquis, et certainement je n'en ferais pas tant à votre place; mais je crains qu'André, qui a perdu la tête, ne montre en cette occasion une exigence plus grande que vos bienfaits: il vous demandera une pension.
– Une pension! jour de Dieu!
– Ah! je le crains; une petite pension viagère.
– Viagère encore! Qu'il ne s'y attende pas, le misérable! Je me laisserai couper par morceaux plutôt que de donner de l'argent: je n'en ai pas; je jure par tous les saints que je ne le peux pas. Qu'il vienne me chasser de ma maison et vendre mes meubles, s'il l'ose.
Joseph ne voulut pas aller plus loin ce jour-là; il crut avoir déjà fait beaucoup en arrachant la promesse d'une espèce de réconciliation; il savait que c'était ce qui ferait le plus de plaisir à Geneviève, et il espéra qu'une nouvelle tentative sur le marquis pourrait ramener à de plus grands sacrifices; il voulut donc laisser à cette première négociation le temps de faire son effet, et il prit congé du marquis avec force louanges ironiques sur sa magnanimité, et en lui promettant de porter sa généreuse proposition aux insurgés.