– Ah! ah! dit Joseph, vous verrez qu'elle s'y mettra un beau jour et qu'elle fera pis que les autres; je me méfie de l'eau dormante et des filles qui lisent tant de romans.
– Des romans! appelez-vous des romans ces gros livres qu'elle feuillette toute la journée, et qui sont tout pleins de mots latins où je ne comprends rien, et où vous ne comprendriez peut-être rien vous-même?
– Comment! dit André, mademoiselle Geneviève lit des livres latins?
– Elle étudie des traités de botanique, répondit Joseph. Parbleu! c'est tout simple, c'est pour son état.
– C'est donc une personne tout à fait distinguée? reprit André.
– Oui-da, je crois bien! repartit Henriette; je vous le disais tout à l'heure, c'est une grisette comme celle-là qu'il faudrait pour dîner avec monsieur! Mais tout marquis que vous êtes, monsieur André, vous feriez bien de ne pas oublier vos manchettes pour lui parler; on parle de fierté: c'est elle qui sait ce que c'est!
– Mais qu'est-elle donc elle-même? interrompit Joseph; de quel droit s'élève-t-elle au-dessus de vous?
– Ne croyez pas cela, monsieur; avec nous elle est aussi bonne camarade que la première venue.
– Pourquoi donc ne va-t-elle pas au bal et à la promenade avec vous?
– C'est son caractère; elle aime mieux étudier dans ses livres. Mais elle nous invite chez elle le soir, quand elle a gagné une petite somme. Elle nous donne des gâteaux et du thé; et puis elle chante pour nous faire danser, et elle chante mieux avec son gosier que vous avec votre flûte. Il faut voir comme elle nous reçoit bien! quelle propreté chez elle! c'est un petit palais! On ne dira pas qu'elle est aidée par ses amants, celle-là!
– Ah! oui, des jolis bals! dit Joseph, des bals sans hommes! Je suis sûr que vous vous ennuyez.
– Voyez-vous cet orgueil! ces messieurs se figurent qu'on ne pense qu'à eux!
– A quoi tout cela la mènera-t-il? reprit Joseph; trouvera-t-elle un mari sous les feuillets de ses vieux livres ou dans les boutons de ses fleurs?
– Bah! bah! un mari! quel est donc l'artisan qui pourrait épouser une femme comme elle? Un beau mari pour elle qu'un serrurier ou un cordonnier, avec ses mains sales et son tablier de cuir! Et quant à vous, mes beaux messieurs, vous n'épousez guère, et Geneviève est trop fière pour être votre bonne amie autrement.
– Dites qu'elle est trop froide. Je ne peux pas souffrir les femmes qui n'aiment rien.
Vous la connaissez bien, en vérité! dit Henriette, en haussant les épaules; c'est le coeur le plus sensible: elle aime ses amies comme des soeurs, elle aime ses fleurs, comme quoi dirai-je?… comme des enfants. Il faut la voir se promener dans les prés et trouver une fleur qui lui plaît! c'est une joie, c'est un amour! Pour une petite marguerite dont je ne donnerais pas deux sous, elle pleure de plaisir; quelquefois elle sort avec le jour, pour aller dans les champs cueillir ses fleurs, avant que vous ne soyez sortis du nid, vous autres, oiseaux sans plumes.
– En vérité! s'écria André vivement; en ce cas c'est elle que j'ai rencontrée un jour… Il se tut tout à coup, et sortit un instant après, pour cacher l'émotion et la joie qu'il éprouvait de retrouver la trace de sa belle rêveuse de la prairie.
– Voyez-vous ce garçon-là? dit Joseph aux ouvrières, lorsque André eut quitté la chambre: il est fou.
– Il est tout étrange, en effet, répondit Henriette.
– Il faut que je vous dise son véritable mal, reprit Joseph; il s'ennuie faute d'être amoureux, et il faut, mesdemoiselles, que vous m'aidiez à le guérir de cet ennui-là.
– Oh! nous ne nous en mêlons pas! s'écrièrent-elles toutes, non sans jeter un regard attentif sur André, qui passait à la fenêtre.
– Je parle sérieusement, chère Henriette, dit Joseph, qui rencontra la belle couturière un instant avant le dîner dans le corridor de la maison; il faut que vous m'aidiez à consoler mon ami André.
– Plaisantez-vous? répondit-elle d'un air dédaigneux; adressez-vous à un médecin si ce monsieur est fou.
– Non, il n'est pas fou, belle Henriette; il est trop sage au contraire. Il n'ose pas seulement trouver une femme jolie. Fiez-vous à ces amoureux-là; dès qu'ils ont secoué leur mauvaise honte, ce sont les plus tendres amants du monde. Mais ne croyez pas que je parle de vous, non, mille dieux! Si vous voulez avoir pitié de quelqu'un ici, j'aime autant que ce soit de moi que de lui. Je veux dire, en deux mots, qu'André deviendrait amoureux s'il voyait Geneviève; c'est tout à fait la beauté qu'il aimera.
– Eh bien! monsieur, qu'il aille à la messe de sept heures, et il la verra dimanche prochain. En quoi cela me regarde-t-il?
– Oh! il faut qu'il la voie dès aujourd'hui; vous le pouvez; allez la chercher après dîner; dites-lui qu'elle vienne danser dans la cour avec vous, et vous verrez que mon André commencera tout de suite à soupirer.
– Ah çà! est-ce que vous êtes fou, monsieur Marteau? quelle proposition me faites-vous?
– Aucune! comment? que supposez-vous? auriez-vous de mauvaises idées? Ah! mademoiselle Henriette, je croyais que vous n'aviez jamais entendu parler de choses semblables!…
Henriette devint rouge comme son foulard.
– «Mais qu'est-ce que vous me demandez donc? d'amener Geneviève pour que ce monsieur lui fasse la cour, apparemment? Est-ce une conduite honnête?
– Eh! pourquoi pas? si vous avez l'âme pure comme moi, trouvez-vous malhonnête que mon ami André fasse la cour à votre amie Geneviève? Je réponds de lui; est-ce que vous ne répondriez pas d'elle?
– Oh! ce n'est pas l'embarras! j'en réponds comme de moi.
Joseph fit la grimace d'un homme qui avale une noix; puis il reprit d'un air très-sérieux:
«En ce cas, je ne vois pas de quoi vous vous effarouchez. Quand même André, qui est le plus vertueux des hommes, deviendrait un scélérat d'ici à une heure, la vertu de mademoiselle Geneviève serait-elle compromise par ses tentatives? Qu'elle vienne, croyez-moi, belle Henriette; ce sera une danseuse de plus pour notre bal de ce soir, et nous nous amuserons du petit air niais d'André et du grand air froid de Geneviève. Ne voilà-t-il pas une intrigue qui les mènera loin?
– Au fait, c'est vrai, dit Henriette, ce petit monsieur sera drôle avec ses révérences; et quant à Geneviève, elle n'a pas à craindre qu'on dise du mal d'elle tant qu'elle ira quelque part avec moi.
Joseph fit la contorsion d'un homme qui avalerait une pomme.
«J'aurai bien de la peine à la décider, ajouta Henriette; elle ne va jamais chez les bourgeois; et elle a raison, monsieur Joseph! les bourgeois ne sont pas des maris pour nous; aussi nous n'écoutons guère leurs fleurettes; tenez-vous cela pour dit.
– Pour le coup, dit Joseph, j'avale une citrouille qui m'étouffera! Pardon, mademoiselle, ce sont des spasmes d'estomac. Voici le dîner qui sonne; permettez-moi de vous offrir mon bras. C'est convenu, n'est-ce pas?
– Quoi donc, monsieur, s'il vous plaît?
– Que vous irez chercher Geneviève après dîner?
– J'essaierai.
V.
Henriette essaya en effet, pour complaire à Joseph Marteau, dont elle aurait été bien aise de rendre sérieuses les protestations d'amour. Du reste, elle feignait d'admirer beaucoup la vertu de Geneviève, et, par esprit de corps, elle ne cessait de vanter la supériorité de cette grisette, en sagesse et en esprit, sur toutes les dames de la ville; mais intérieurement elle n'approuvait pas trop la rigidité excessive de sa conduite. Elle croyait que le bonheur n'est pas dans la solitude du coeur, et son amitié pour elle la portait à lui conseiller sans cesse d'écouter quelque galant.
Elle fut forcée de dissimuler avec Geneviève pour la décider à venir chez madame Marteau. La jeune fleuriste ne se rendit qu'en recevant l'assurance de n'y rencontrer que les filles de la maison et les ouvrières d'Henriette.