Ou, le forçant de rompre un nœud si solennel,
Aux yeux de tous les Grecs rendons-le criminel.
J’ai déjà sur le fils attiré leur colère;
Je veux qu’on vienne encor lui demander la mère.
Rendons-lui les tourments qu’elle m’a fait souffrir:
Qu’elle le perde, ou bien qu’il la fasse périr.
Cléone
Vous pensez que des yeux toujours ouverts aux larmes
Se plaisent à troubler le pouvoir de vos charmes,
Et qu’un cœur accablé de tant de déplaisirs
De son persécuteur ait brigué les soupirs?
Voyez si sa douleur en paraît soulagée.
Pourquoi donc les chagrins où son âme est plongée?
Contre un amant qui plaît pourquoi tant de fierté?
Hermione
Hélas! pour mon malheur, je l’ai trop écouté.
Je n’ai point du silence affecté le mystère:
Je croyais sans péril pouvoir être sincère,
Et sans armer mes yeux d’un moment de rigueur,
Je n’ai pour lui parler consulté que mon cœur.
Et qui ne se serait comme moi déclarée
Sur la foi d’une amour si saintement jurée?
Me voyait-il de l’œil qu’il me voit aujourd’hui?
Tu t’en souviens encor, tout conspirait pour lui:
Ma famille vengée, et les Grecs dans la joie,
Nos vaisseaux tout chargés des dépouilles de Troie,
Les exploits de son père effacés par les siens,
Ses feux que je croyais plus ardents que les miens,
Mon cœur, toi-même enfin de sa gloire éblouie,
Avant qu’il me trahît, vous m’avez tous trahie.
Mais c’en est trop, Cléone, et quel que soit Pyrrhus,
Hermione est sensible, Oreste a des vertus;
Il sait aimer du moins, et même sans qu’on l’aime,
Et peut-être il saura se faire aimer lui-même.
Allons: Qu’il vienne enfin.
Cléone
Madame, le voici.
Hermione
Ah! je ne croyais pas qu’il fût si près d’ici.
Scène II
Hermione, Oreste, Cléone
Hermione
Le croirai-je, Seigneur, qu’un reste de tendresse
Vous fasse ici chercher une triste princesse?
Ou ne dois-je imputer qu’à votre seul devoir
L’heureux empressement qui vous porte à me voir?
Oreste
Tel est de mon amour l’aveuglement funeste,
Vous le savez, Madame, et le destin d’Oreste
Est de venir sans cesse adorer vos attraits,
Et de jurer toujours qu’il n’y viendra jamais.
Je sais que vos regards vont rouvrir mes blessures,
Que tous mes pas vers vous sont autant de parjures:
Je le sais, j’en rougis; mais j’atteste les dieux,
Témoins de la fureur de mes derniers adieux,
Que j’ai couru partout où ma perte certaine
Dégageait mes serments et finissait ma peine.
J’ai mendié la mort chez des peuples cruels
Qui n’apaisaient leurs dieux que du sang des mortels:
Ils m’ont fermé leur temple; et ces peuples barbares
De mon sang prodigué sont devenus avares.
Enfin je viens à vous, et je me vois réduit
À chercher dans vos yeux une mort qui me fuit,
Mon désespoir n’attend que leur indifférence:
Ils n’ont qu’à m’interdire un reste d’espérance,
Ils n’ont, pour avancer cette mort où je cours,
Qu’à me dire une fois ce qu’ils m’ont dit toujours.
Voilà, depuis un an, le seul soin qui m’anime.
Madame, c’est à vous de prendre une victime
Que les Scythes auraient dérobée à vos coups
Si j’en avais trouvé d’aussi cruels que vous.
Hermione
Quittez, Seigneur, quittez ce funeste langage.
À des soins plus pressants la Grèce vous engage.
Que parlez-vous du Scythe et de mes cruautés?
Songez à tous ces rois que vous représentez.
Faut-il que d’un transport leur vengeance dépende?
Est-ce le sang d’Oreste enfin qu’on vous demande?
Dégagez-vous des soins dont vous êtes chargé.
Oreste
Les refus de Pyrrhus m’ont assez dégagé,
Madame: il me renvoie; et quelque autre puissance
Lui fait du fils d’Hector embrasser la défense.
Hermione
L’infidèle!
Oreste
Ainsi donc, tout prêt à le quitter,
Sur mon propre destin je viens vous consulter.
Déjà même je crois entendre la réponse
Qu’en secret contre moi votre haine prononce.
Hermione
Hé quoi? toujours injuste en vos tristes discours,
De mon inimitié vous plaindrez-vous toujours?
Quelle est cette rigueur tant de fois alléguée?
J’ai passé dans l’Épire où j’étais reléguée:
Mon père l’ordonnait; mais qui sait si depuis
Je n’ai point en secret partagé vos ennuis?
Pensez-vous avoir seul éprouvé des alarmes;
Que l’Épire jamais n’ait vu couler mes larmes?
Enfin, qui vous a dit que malgré mon devoir
Je n’ai pas quelquefois souhaité de vous voir?
Oreste
Souhaité de me voir! Ah! divine Princesse…
Mais, de grâce, est-ce à moi que ce discours s’adresse?
Ouvrez vos yeux: songez qu’Oreste est devant vous,
Oreste, si longtemps l’objet de leur courroux.
Hermione
Oui, c’est vous dont l’amour, naissant avec leurs charmes,
Leur apprit le premier le pouvoir de leurs armes;
Vous que mille vertus me forçaient d’estimer;
Vous que j’ai plaint, enfin que je voudrais aimer.
Oreste
Je vous entends. Tel est mon partage funeste:
Le cœur est pour Pyrrhus, et les vœux pour Oreste.
Hermione
Ah! ne souhaitez pas le destin de Pyrrhus:
Je vous haïrais trop.
Oreste
Vous m’en aimeriez plus.
Ah! que vous me verriez d’un regard bien contraire!
Vous me voulez aimer, et je ne puis vous plaire;
Et l’amour seul alors se faisant obéir,
Vous m’aimeriez, Madame, en me voulant haïr.
Ô dieux! tant de respects, une amitié si tendre…
Que de raisons pour moi, si vous pouviez m’entendre!
Vous seule pour Pyrrhus disputez aujourd’hui,
Peut-être malgré vous, sans doute malgré lui:
Car enfin il vous hait; son âme ailleurs éprise
N’a plus…
Hermione
Qui vous l’a dit, Seigneur, qu’il me méprise?
Ses regards, ses discours vous l’ont-ils donc appris?
Jugez-vous que ma vue inspire des mépris,
Qu’elle allume en un cœur des feux si peu durables?
Peut-être d’autres yeux me sont plus favorables.
Oreste
Poursuivez: il est beau de m’insulter ainsi.
Cruelle, c’est donc moi qui vous méprise ici?
Vos yeux n’ont pas assez éprouvé ma constance?
Je suis donc un témoin de leur peu de puissance?
Je les ai méprisés? Ah! qu’ils voudraient bien voir
Mon rival comme moi mépriser leur pouvoir!
Hermione
Que m’importe, Seigneur, sa haine ou sa tendresse?
Allez contre un rebelle armer toute la Grèce;
Rapportez-lui le prix de sa rébellion;
Qu’on fasse de l’Épire un second Ilion.
Allez. Après cela direz-vous que je l’aime?
Oreste
Madame, faites plus, et venez-y vous-même.
Voulez-vous demeurer pour otage en ces lieux,