– Je mérite bien de l'être, puisque j'ai déplu à Votre Majesté. Ce fut un malheur pour moi de me trouver avec des gens qui m'engageaient par honneur et devoir à agir comme je l'ai fait.
– Il est difficile de toujours savoir où est son honneur et où est son devoir, dit la reine.
Elles soupirèrent ensemble profondément. En les écoutant, Angélique se disait que les querelles des grands sont bien semblables à celles des petits. Mais là où il y aurait un coup de poing, il y a un coup de canon. Là où il n'y aurait que rancune sourde entre voisins, il y a un passé lourd et entremêlé d'intrigues dangereuses. On dit qu'on oublie, on sourit au peuple, on accueille M. de Condé pour plaire aux Espagnols, on caresse M. Fouquet pour en obtenir de l'argent, mais le souvenir stagne au fond des cœurs.
Si les lettres contenues dans le petit coffret oublié dans la tourelle du château du Plessis paraissaient au grand jour, ne suffiraient-elles pas à rallumer le grand incendie dont les flammes couvaient et ne demandaient qu'à s'élancer ?... Il semblait à Angélique que c'était en elle-même qu'elle avait enfoui le coffret, et, maintenant, il pesait comme du plomb sur sa vie. Elle continuait à fermer les yeux. Elle avait peur qu'on y vît passer des images étranges : le prince de Condé penché sur le flacon de poison, ou lisant la lettre qu'il venait de signer : « Pour M. Fouquet... Je m'engage à n'être qu'à lui, à ne servir que lui... »
Angélique se sentait seule. Elle ne pouvait se confier à personne. Ces agréables relations de cour étaient sans valeur. Chacun, avide de protection et de largesses, se détournerait d'elle au moindre signe de disgrâce. Bernard d'Andijos était dévoué, mais si léger ! Dès que serait franchie l'enceinte de Paris, on ne le reverrait plus, car, au bras de sa maîtresse, Mlle de Montmort, il courrait les bals de la cour et, en compagnie de Gascons, il hanterait la nuit les tavernes et les tripots.
Au fond, c'était sans importance. Il fallait surtout arriver à Paris. Là on retrouverait la terre ferme. Angélique s'installerait dans le très bel hôtel que le comte de Peyrac possédait dans le quartier Saint-Paul. Puis elle commencerait démarches et recherches pour savoir ce qu'était devenu son mari.
*****
– Nous serons à Paris avant midi, lui annonça Andijos alors que le lendemain matin elle prenait place avec Florimond dans un carrosse qu'il lui avait loué, car le sien avait été très endommagé par l'accident.
– Je vais peut-être trouver mon mari là-bas et tout s'expliquera, dit Angélique. Pourquoi faites-vous ce long nez, marquis ?
– Parce qu'il s'en est fallu de peu que vous ne soyez tuée hier. Si le carrosse n'avait versé, le deuxième coup de feu du malandrin vous aurait atteinte à bout portant. La balle est entrée par le carreau et je l'ai retrouvée dans la housse sur le dossier du fond, à l'endroit précis où aurait dû être votre tête.
– Vous voyez que la chance est avec nous ! C'est peut-être un heureux présage pour la suite des événements.
*****
Angélique se croyait déjà dans Paris alors qu'on traversait encore les faubourgs. Sitôt franchie la porte Saint-Honoré, elle fut déçue par les rues étroites et boueuses. Le bruit n'avait pas la qualité sonore de celui de Toulouse et lui parut plus criard et plus âpre. Les appels des marchands et surtout des cochers, des laquais précédant les équipages et des porteurs de chaises, se détachaient sur le fond d'un sourd grondement qui la fit penser aux roulements précurseurs de l'orage. L'air était torride et empuanti.
Le carrosse d'Angélique, escorté par Bernard d'Andijos à cheval et suivi du chariot à bagages et des deux laquais montés, mit plus de deux heures à atteindre le quartier Saint-Paul.
Il s'engagea enfin dans la rue de Beautreillis et ralentit l'allure.
*****
L'équipage venait de stopper devant une grande porte cochère de bois blond avec marteaux et serrures en bronze ouvragé. Derrière le mur de pierres blanches, on devinait la cour d'entrée et l'hôtel, édifié dans le goût du jour, en larges pierres de taille, avec de hautes fenêtres à vitres claires, et son toit garni de lucarnes et couvert d'ardoises neuves qui brillaient au soleil.
Un laquais vint ouvrir la portière du carrosse.
– C'est ici, madame, dit le marquis d'Andijos.
Il restait à cheval et regardait le porche d'un air stupide. Angélique sauta à terre et courut à la petite maison qui devait servir de loge au suisse gardien de l'hôtel.
Elle carillonna avec colère. C'était inadmissible qu'on ne fût pas encore venu ouvrir la grande entrée. La cloche parut résonner dans le désert. Les vitres de la loge étaient sales. Tout semblait sans vie.
Alors seulement Angélique s'avisa de l'aspect curieux du portail qu'Andijos continuait à regarder comme frappé par la foudre.
Elle s'approcha.
Un entrelacs de ficelles rouges était maintenu en travers par d'épais cachets de cire bariolée. Une feuille de papier également fixée par des sceaux de cire mettait sa tache blanche.
Elle lut :
Chambre de justice du roy
Paris
1er juillet 1660.
La bouche ouverte de stupeur, elle regarda sans comprendre. À cet instant le portillon de la loge s'entrebâilla et laissa voir le visage inquiet d'un domestique en livrée fripée. À la vue du carrosse il referma précipitamment, puis, se ravisant, ouvrit de nouveau et sortit d'un pas hésitant.
– Est-ce vous, le concierge de l'hôtel ? interrogea la jeune femme.
– Oui..., oui, madame, c'est moi. Baptiste... et je reconnais bien le... le carrosse de... de... mon... mon... mon maître.
– Cesse donc de bégayer, manant, cria-t-elle en tapant du pied. Et dis-moi vite où est M. de Peyrac ?
Le domestique regarda autour de lui avec inquiétude. L'absence de tous voisins parut le rassurer. Il se rapprocha encore, leva les yeux sur Angélique et tout à coup s'agenouilla devant elle non sans cesser de jeter autour de lui des coups d'œil anxieux.
– Oh ! ma pauvre jeune maîtresse, s'écria-t-il, mon pauvre maître... oh ! quel affreux malheur !
– Mais parle donc ! Qu'y a-t-il ?
Elle le secouait par l'épaule, folle d'angoisse.
– Relève-toi, idiot ! Je n'entends rien de ce que tu dis. Où est mon mari ? Est-il mort ?
L'homme se redressa avec peine et murmura :
– On dit qu'il est à la Bastille. L'hôtel est sous scellés. J'en suis responsable sur ma vie. Et vous, madame, tâchez de fuir d'ici pendant qu'il est encore temps.
L'évocation de la fameuse forteresse-prison de la Bastille, au lieu de bouleverser Angélique, la rassura presque après la crainte affreuse qu'elle venait d'éprouver. On peut sortir d'une prison. Elle savait qu'à Paris la prison la plus redoutée était celle de l'Archevêché, située au-dessous du niveau de la Seine et où l'on risquait d'être noyé l'hiver, et qu'ensuite le Châtelet et l'Hôpital général étaient réservés aux gens du commun. La Bastille était la prison aristocratique. En dépit de quelques sombres légendes qui couraient sur les chambres fortes de ses huit donjons, il était de notoriété publique qu'un séjour en ces murs ne déshonorait personne. Angélique poussa un petit soupir et s'efforça de regarder la situation en face.
– Je crois qu'il vaut mieux ne pas rester dans ces parages..., dit-elle à Andijos.
– Oui, oui, madame, partez bien vite, insista le domestique.
– Il faudrait encore que je sache où aller. Au fait, j'ai une sœur qui habite Paris. J'ignore son adresse, mais son mari est un procureur du roi nommé maître Fallot. Je crois même que, depuis son mariage, il se fait appeler Fallot de Sancé.