Выбрать главу

Le soir, malgré sa fatigue, Angélique fut longue à s'endormir. Elle écoutait monter du creux des ruelles moites les cris de la ville inconnue.

Un petit marchand d'oubliés passa, secouant ses dés dans un cornet. Des maisons où l'on prolongeait la soirée, on l'appelait et les oisifs s'amusaient à jouer aux dés tout son panier de pâtisseries légères.

Un peu plus tard ce fut la sonnette d'un crieur de morts.

Écoutez, vous tous qui dormez,

Priez Dieu pour les trépassés...

Angélique frissonna et enfouit son visage dans son oreiller. Elle cherchait près d'elle le long corps sec et chaud de Joffrey. Combien sa gaieté, sa promptitude, sa voix merveilleuse toujours plaisante, ses mains caressantes, lui manquaient !

Quand se retrouveraient-ils ? Comme ils seraient heureux alors ! Elle se blottirait dans ses bras, elle lui demanderait de l'embrasser, de la serrer très fort !... Elle s'endormit en étreignant son oreiller de grosse toile rude au parfum de lavande.

Chapitre 4

Angélique ôta le vantail de bois plein, puis s'escrima contre la fenêtre aux losanges de verre de couleur reliés de plomb. Elle réussit enfin à l'ouvrir. Il fallait être parisien pour dormir la fenêtre close par une telle chaleur. Elle respira profondément l'air frais du matin, puis s'immobilisa, stupéfaite et émerveillée. Sa chambre ne donnait pas sur la rue de l'Enfer, mais de l'autre côté de la maison. Elle surplombait une étendue d'eau, lisse et luisante comme une épée, plaquée d'or par le soleil levant, et toute sillonnée de barques et de lourds chalands. Sur la rive en face, un bateau de lavandières recouvert d'une capote bombée de toile blanche mettait une tache éclatante comme de la craie dans le paysage pastellisé de brume légère. Les cris des femmes, le choc de leurs battoirs parvenaient jusqu'à Angélique, mêlés aux appels des mariniers, aux hennissements des chevaux que des valets menaient boire.

Cependant une odeur pénétrante, à la fois aigre et sucrée, importunait l'odorat. Angélique se pencha et vit que les pilotis de bois qui soutenaient la vieille maison, s'enfonçaient dans une grève de vase envahie d'un amoncellement de fruits pourris autour desquels s'affairaient déjà des essaims de guêpes.

Sur la droite, à l'angle de l'île, il y avait un petit port encombré de chalands. On y débarquait de pleines hottes d'oranges, de cerises, de raisins, de poires. De beaux garçons haillonneux, dressés à l'extrémité de leurs barques, mordaient dans une orange à pleines dents, jetaient la pelure que les vaguelettes repoussaient le long des maisons, puis, ôtant leurs loques, plongeaient dans l'eau pâle. Partant du port, une passerelle de bois, peinte en rouge vif, reliait la Cité à une petite île. En face, un peu après les lavandières, commençait également une longue plage garnie de bateaux marchands.

On voyait s'y ranger des tonneaux, s'y empiler des sacs, s'y décharger des montagnes de foin pour les écuries.

Armés d'une gaffe, des mariniers retenaient les radeaux de bois flotté descendant le courant, et les guidaient jusqu'à la rive, où les trimardeurs faisaient rouler les troncs, puis les mettaient en pile.

Et, sur toute cette animation régnait une lumière couleur de primevère, d'une finesse exceptionnelle et qui transformait chaque scène en un délicat tableau estompé noyé de rêve, rehaussé subitement par l'éclat d'un reflet, d'un linge ou d'un bonnet blanc, d'une mouette criarde qui passait au ras de l'eau.

– La Seine, murmura Angélique.

La Seine, c'était Paris.

*****

On frappa à la porte, et la servante d'Hortense entra portant un pichet de lait.

– J'apporte le lait pour le bébé, madame. J'ai été moi-même jusqu'à la place de la Pierre-au-Lait, dès les premières heures. Les femmes des villages arrivaient à peine. Le lait de leurs pots était encore tiède.

– Vous êtes bien bonne, ma fille, de vous donner tant de mal. Il fallait envoyer la petite que j'ai amenée et lui confier le pot pour le monter ici.

– Je voulais voir si le mignon était réveillé. J'aime tant les bébés, madame. C'est bien dommage que Mme Hortense mette les siens en nourrice. Elle en a eu un il y a six mois, que j'ai porté au village de Chaillou. Eh bien, chaque jour, je me crève le cœur de penser qu'on va venir m'annoncer sa mort ; car la nourrice n'avait guère de lait, et je crois surtout qu'elle le nourrira de « miaulée », de pain trempé dans de l'eau et du vin.

Elle était toute ronde avec des joues bien cirées et des yeux bleus et naïfs. Angélique éprouva pour elle un brusque sentiment de sympathie.

– Comment t'appelles-tu, ma fille ?

– Je m'appelle Barbe, madame, pour vous servir.

– Eh bien, tu vois, Barbe, j'ai nourri mon enfant les premiers temps. J'espère qu'il sera vigoureux.

– Rien ne remplace les soins d'une mère, dit Barbe sentencieuse. Florimond se réveillait.

Il agrippa à deux mains les rebords de sa bercelonnette et s'assit, fixant de ses yeux noirs et brillants le nouveau visage.

– Le beau trésor, le beau mignon, bonjour, mon bézot ! chantonna la fille en l'enlevant dans ses bras, tout moite encore de sommeil.

Elle l'emmena à la fenêtre, pour lui montrer les barques et les mouettes, et les paniers d'oranges.

– Comment s'appelle ce petit port ? demanda Angélique.

– C'est le port Saint-Landry, le port aux fruits, et plus loin c'est le pont Rouge qui mène à l'île Saint-Louis. En face aussi on débarque beaucoup : il y a un port au foin, un port au bois, un port au blé et un port au vin. Ces marchandises intéressent surtout les messieurs de l'Hôtel de Ville, le beau bâtiment que vous voyez là-bas derrière la grève.

– Et la grande place qui est devant ?

– C'est la place de Grève.

Barbe plissa les paupières pour mieux voir.

– J'aperçois du monde ce matin en place de Grève. Pour sûr, il doit y avoir un pendu.

– Un pendu ? fit Angélique avec horreur.

– Dame, c'est là qu'on fait les exécutions. De ma lucarne, qui est juste au-dessus, j'en perds pas une, bien que ce soit un peu loin. J'aime mieux ça d'ailleurs, car j'ai le cœur sensible. Les pendaisons, c'est le plus fréquent, mais j'ai vu aussi deux têtes coupées à la hache et le bûcher d'un sorcier.

Angélique frissonna et se détourna. La perspective de sa fenêtre lui paraissait tout à coup moins riante.

*****

S'étant habillée avec une certaine élégance puisqu'elle comptait se rendre aux Tuileries, Angélique pria Margot de prendre sa mante et de l'accompagner. La petite bonne garderait Florimond, et Barbe veillerait sur eux. Angélique était contente que la domestique de la maison fût son alliée, car cela avait beaucoup d'importance pour Hortense, qui était peu aidée. En dehors de Barbe, elle n'avait qu'une fille de vaisselle et un homme de peine qui portait l'eau ou le bois pour les feux de l'hiver, s'occupait des chandelles et lavait les carrelages.

– Votre train ne sera bientôt guère plus reluisant, fit la grande Margot en serrant les lèvres. Ce que je craignais est arrivé, madame. Vos croquants de valets et de cochers se sont enfuis, et il n'y a plus personne pour conduire votre carrosse et soigner vos chevaux.

Après un instant de saisissement, Angélique se rasséréna.

– Après tout, c'est aussi bien ainsi. Je n'ai pris avec moi que quatre mille livres. Mon intention est d'envoyer M. d'Andijos à Toulouse pour me ramener des fonds. Mais, en attendant, comme on ne connaît pas l'avenir, autant n'avoir pas à payer ces gens-là. Je vais vendre mes chevaux et mon carrosse au propriétaire de l'écurie publique, et nous irons à pied. J'ai grande envie de regarder les boutiques.

– Madame ne se rend pas compte de la boue qu'il y a dans les rues. À certains endroits, on enfonce jusqu'aux chevilles dans les immondices.