– Voilà que vous avez encore l'insolence de nous prêcher ! protesta Delmas, désarçonné.
– Hélas ! nous autres Gascons nous sommes tous tant soit peu taquins et portés à la critique, reconnut le comte. Cet esprit m'a amené à me mettre en guerre contre les absurdités de mon siècle. J'ai imité en cela un célèbre hidalgo : Don Quichotte de la Manche, qui se battait contre des moulins à vent, et je crains bien de m'être montré aussi sot que lui.
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Une heure encore passa, au cours de laquelle divers juges posèrent à l'accusé une série de questions fort saugrenues. On lui demanda le procédé dont il se servait pour rendre des fleurs « ensorcelantes » de sorte que le seul envoi d'un bouquet jetait en transe la personne qui le recevait ; la formule des aphrodisiaques qu'il versait à ses hôtes des cours d'amour et qui jetaient ceux-ci dans un « délire lubrique » ; enfin, avec combien de femmes à la fois il pouvait faire l'amour.
Le compte de Peyrac répondait à de telles élucubrations soit avec dédain, soit avec un sourire ironique.
Visiblement, personne ne le crut quand il affirma qu'en amour il ne rencontrait qu'une seule femme à la fois.
Bourié, auquel les autres juges laissaient le soin d'un débat aussi délicat, fit remarquer en ricanant :
– Votre capacité amoureuse est si réputée que nous ne nous étonnons pas d'avoir appris que vous pratiquiez tant de honteux divertissements.
– Si votre expérience était aussi grande que ma capacité amoureuse, répondit le comte de Peyrac avec un sourire mordant, vous sauriez que la recherche de tels divertissements est plutôt le fait d'une impuissance qui cherche l'excitation nécessaire dans des plaisirs anormaux. Pour moi, je vous confesse, messieurs, qu'une seule femme rencontrée dans la solitude d'une nuit discrète suffit à combler mes désirs. J'ajouterai même ceci, fit-il d'un ton plus grave. Je défie les mauvaises langues de Toulouse et du Languedoc de prouver que, depuis mon mariage, j'ai été considéré comme l'amant d'une autre femme que de la mienne.
– L'enquête reconnaît en effet ce détail, approuva le juge Delmas.
– Oh ! très petit détail, dit Joffrey en riant.
Le tribunal s'agitait avec gêne. Masseneau fit signe à Bourié de passer outre, mais celui-ci, qui ne pardonnait pas le rejet systématique des pièces qu'il avait si soigneusement falsifiées, ne se tenait pas pour battu.
– Vous n'avez pas répondu à l'accusation qui a été formulée contre vous d'avoir versé, dans les boissons de vos invités, des produits excitants qui les entraînaient à commettre d'atroces péchés contre le sixième commandement.
– Je sais qu'il existe des produits destinés à cet effet tels que la cantharide par exemple. Mais je n'ai jamais été partisan de forcer, par une tension artificielle, ce que seuls doivent soutenir les battements d'une vie généreuse et les naturelles inspirations du désir.
– On nous a rapporté cependant que vous preniez grand soin de ce que vous donniez à manger et à boire à vos invités.
– N'était-ce pas normal ? Tout homme soucieux de plaire à ceux qu'il traite n'en ferait-il pas autant ?
– Vous prétendiez que ce qu'on mangeait et buvait avait une grande importance pour séduire celle ou celui qu'on souhaitait conquérir. Vous enseigniez des charmes...
– Nullement. J'enseignais qu'il faut jouir des dons que la terre nous accorde, mais qu'en toutes choses, pour arriver aux fins que l'on souhaite, il faut apprendre les règles qui y conduisent.
– Précisez-nous quelques-uns de vos enseignements.
Joffrey regarda autour de lui, et Angélique vit l'éclair de son sourire.
– Je constate que de telles questions vous passionnent, messieurs les juges, au même titre que des adolescents moins âgés. Qu'on soit écolier ou magistrat, ne rêve-t-on pas toujours de conquérir sa belle ? Hélas ! messieurs, je risque beaucoup de vous décevoir. Pas plus que pour l'or, je ne possède de formule magique. Mon enseignement est d'humaine sagesse. Ainsi lorsque, jeune clerc, monsieur le président, vous pénétriez dans cette grave enceinte, ne trouviez-vous pas normal de vous instruire de tout ce qui vous permettrait un jour d'atteindre le poste que vous occupez aujourd'hui ? Vous auriez trouvé fou de monter en chaire et de prendre la parole sans avoir longuement étudié votre plaidoirie. Durant de longues années, vous avez été attentif à déjouer les embûches qui pouvaient se dresser sur votre route. Pourquoi n'apporterions-nous pas le même soin aux choses de l'amour ? En toutes choses, l'ignorance est nuisible, pour ne pas dire coupable. Mon enseignement n'avait rien d'occulte. Et puisque M. Bourié me demande de préciser, je lui conseillerai par exemple, lorsqu'il rentre chez lui l'esprit joyeux et en de bonnes dispositions pour caresser sa femme, de ne pas s'arrêter à la taverne pour y boire coup sur coup plusieurs pots de bière blonde. Il risquerait de se retrouver un peu plus tard fort marri entre ses couettes, tandis que son épouse, déçue, serait tentée de répondre aux œillades galantes des gentils mousquetaires rencontrés le lendemain...
Quelques rires s'élevèrent et des jeunes applaudirent.
– Je reconnais, certes, continuait la voix sonore de Joffrey, que je suis dans un état bien dolent pour tenir de tels discours. Mais, puisqu'il me faut répondre à une accusation, je conclurai en répétant ceci : pour s'adonner aux travaux de Vénus, j'estime qu'il n'est pas de meilleur excitant qu'une belle fille dont la saine complexion incite à ne pas dédaigner l'amour charnel.
– Accusé, dit sévèrement Masseneau, je dois encore vous rappeler à la décence. Souvenez-vous que, dans cette salle, il y a de saintes femmes qui, sous l'habit de religieuse, ont consacré à Dieu leur virginité.
– Monsieur le président, je vous ferai remarquer que ce n'est pas moi qui ai amené... la conversation, si je puis m'exprimer ainsi, sur ce terrain glissant... et charmant.
Des rires encore s'élevèrent. Delmas fit remarquer que cette partie de l'interrogatoire aurait dû avoir lieu en latin, mais Fallot de Sancé, qui parlait pour la première fois, objecta, non sans bon sens, que tout le monde, dans cette salle composée de clercs, de prêtres et de religieux, comprenait le latin et que ce n'était pas la peine de se gêner pour les seules chastes oreilles des militaires, archers et hallebardiers. Plusieurs juges prirent ensuite la parole pour résumer brièvement certaines accusations.
Angélique eut l'impression que si l'ensemble du débat avait été confus, il se résumait cependant à cette seule accusation de sorcellerie, de sortilège diabolique sur les femmes, et sur le « pouvoir de rendre vrai » de l'or obtenu par des moyens alchimiques et sataniques.
Elle soupira d'aise : avec cette unique accusation de commerce avec Satan, son mari avait des chances de se tirer des griffes de la justice royale. L'avocat pouvait faire appel au témoignage de l'aiguille truquée pour démontrer le vice de procédure dans le faux exorcisme d'Église dont Joffrey avait été victime. Enfin, pour montrer en quoi consistait « l'augmentation de l'or », la démonstration du vieux Saxon Hauër convaincrait peut-être les juges.
Alors, Angélique laissa reposer un instant son regard et ferma les yeux.
Chapitre 10
Quand elle les rouvrit, elle crut qu'elle avait une vision de cauchemar : le moine Bécher venait de surgir sur l'estrade. Il fit serment sur le crucifix qu'un autre moine lui présenta. Ensuite, d'une voix hachée et sourde, il se mit à raconter comment il avait été diaboliquement trompé par le grand mage Joffrey de Peyrac, qui avait fait jaillir devant lui, d'une roche fondue, de l'or vrai en utilisant une pierre philosophale sans doute ramenée du Pays des Ténèbres Cimmériques que le comte lui avait d'ailleurs décrit complaisamment comme étant une terre absolument vierge et glaciale, où le tonnerre gronde de jour et de nuit, où le vent succède à la grêle, et où en permanence une montagne de feu crache de la lave fondue, laquelle constamment tombe sur des glaces éternelles qui, malgré la chaleur, n'arrivent pas à fondre.