Выбрать главу

– Ce dernier point est une invention de visionnaire, fit remarquer le comte de Peyrac.

– N'interrompez pas le témoin, ordonna le président.

Le moine poursuivit ses élucubrations. Il confirma que le comte avait fabriqué devant lui un lingot de plus de deux livres d'or pur qui, essayé plus tard par bien des spécialistes, avait été reconnu comme bon et véritable.

– Vous ne dites pas que j'en ai fait cadeau à monseigneur de Toulouse pour ses œuvres pieuses, intervint encore l'accusé.

– C'est exact, confirma lugubrement le moine. Cet or a résisté même à trente-trois exorcismes. Ce qui n'empêche que le magicien garde pour lui le pouvoir de le faire disparaître, quand il le désire, dans un grondement de tonnerre. Monseigneur de Toulouse lui-même fut témoin de ce phénomène effrayant, qui l'avait fort ému. Le magicien s'en vantait en parlant de l'« or fulminant ». Il se glorifie aussi de pouvoir transmuter le mercure de la même manière. Tous ces faits ont d'ailleurs été consignés dans un mémoire qui est en votre possession.

Masseneau essaya de prendre un ton plaisant :

– À vous entendre, mon père, le prévenu aurait le pouvoir de faire écrouler ce grand Palais de justice comme Samson fit crouler les colonnes du Temple.

Angélique sentit une vague de sympathie l'envahir à l'égard du parlementaire toulousain.

Bécher, roulant ses yeux comme des billes, s'était signé précipitamment.

– Ah ! ne provoquez pas le magicien ! Il est certainement aussi fort que Samson. La voix moqueuse du comte s'éleva de nouveau :

– Si j'avais le pouvoir que me pureté ce moine tortionnaire, plutôt que de le faire disparaître par sortilège, lui et ses semblables, je me servirais d'abord d'une formule magique pour supprimer la plus grande forteresse du monde : la bêtise et la crédulité humaines. Descartes n'avait pas raison quand il disait que l'infini n'est pas humainement concevable : car la stupidité des hommes en fournit une très belle comparaison.

– N'oubliez pas, accusé, que nous ne sommes pas ici pour disserter philosophie, et vous ne gagnez rien à vous esquiver par des pirouettes.

– Alors, continuons à écouter ce digne représentant du Moyen Age, fit Peyrac, ironique.

Le juge Bourié demanda :

– Père Bécher, vous qui avez assisté à ces opérations alchimiques sur l'or et êtes un savant reconnu, quel dessein, selon vous, poursuivait l'accusé en se livrant à Satan ? La richesse ? L'amour ? Quoi donc ?

Bécher se redressa de toute sa maigre taille, et il parut à Angélique comme un ange de l'enfer prenant son essor. Elle se signa rapidement et fut imitée, en cela, par toute la rangée de religieuses, qui commençaient à être littéralement fascinées par l'atmosphère de cette scène.

D'une voix blanche, Bécher clama :

– Son dessein, je le connais. La richesse et l'amour ? non !... La puissance et la conspiration contre l'État ou le roi ? Pas davantage ! Mais il veut se rendre aussi fort que Dieu lui-même. Je suis certain qu'il sait créer la Vie, c'est-à-dire qu'il essaie de faire échec au Créateur lui-même.

– Père, dit avec déférence le protestant Delmas, avez-vous des preuves des faits incroyables que vous avancez ?

– J'ai vu, ce qui s'appelle de mes yeux vu, des homoncules sortant de son laboratoire et aussi des gnomes, des chimères, des dragons. De nombreux paysans aussi, dont j'ai les noms, les ont vus rôder certaines nuits d'orage et sortir de ce fameux antre-laboratoire qui un jour fut détruit presque complètement par l'explosion de ce que le comte appelle or fulminant, et que moi j'appelle or instable ou satanique.

Toute la salle haletait, oppressée. Une religieuse s'évanouit et fut transportée à l'extérieur.

Le président s'adressa au témoin, en insistant solennellement. Il affirma qu'il désirait savoir toute la vérité, mais qu'appelé à juger sur des sortilèges aussi extraordinaires que ceux de l'insufflation de la vie à des êtres qu'il avait toujours considérés comme de pure légende, il demandait au témoin de se recueillir et de peser ses mots.

Il lui demandait également, s'adressant à lui en tant qu'homme versé dans la connaissance des sciences hermétiques et auteur de livres connus et autorisés par l'Église, comment cette chose pouvait être possible, et surtout s'il connaissait des précédents en pareille matière.

Le moine Bécher redressa sa maigre taille et parut de nouveau grandir. Pour un peu, on se serait attendu à le voir s'envoler dans sa large robe de bure noire, comme un corbeau sinistre.

Il s'écria d'une voix inspirée :

– Les écrits célèbres à ce sujet ne manquent pas. Paracelse, dans son De NaturaRerum, a déjà affirmé que les pygmées, les faunes, les nymphes et les satyres sont engendrés par la chimie ! D'autres écrits disent qu'on peut trouver des homoncules ou petits hommes souvent pas plus grands qu'un pouce dans l'urine des enfants. L'homoncule est d'abord invisible, et il se nourrit alors de vin et d'eau de rosé : un petit cri annonce sa véritable naissance. Seuls, les mages de première force peuvent opérer un tel sortilège de naissance diabolique et le comte de Peyrac, ici présent, était un de ces mages au pouvoir suprême, car il affirmait lui-même n'avoir pas besoin de pierre philosophale pour faire la transmutation de l'or. À moins qu'il n'ait eu à sa disposition cette semence de la Vie et des Métaux nobles qu'il a été chercher, selon ses propres dires, à l'autre bout de la terre.

Le juge Bourié se leva, très excité, et bafouillant de joie mauvaise :

– Qu'avez-vous à répondre à une telle accusation ?

Peyrac haussa les épaules d'impatience et finit par dire avec lassitude :

– Comment voulez-vous réfuter les visions d'un individu qui est manifestement fou !

– Vous n'avez pas le droit, accusé, d'esquiver une réponse, intervint avec calme Masseneau. Reconnaissez-vous avoir, comme dit ce prêtre, « donné la vie » à ces êtres monstrueux dont il est question ?

– Évidemment non, et la chose eût-elle été possible que je ne vois pas en quoi cela m'aurait intéressé.

– Vous considérez donc qu'il est possible d'engendrer la vie par artifice ?

– Comment le savoir, monsieur ? La science n'a pas dit son dernier mot et la nature n'offre-t-elle pas des exemples troublants ? Quand j'étais en Orient, j'ai vu la transformation de certains poissons en tritons. J'ai même rapporté quelques-uns de ces échantillons à Toulouse, mais cette mutation n'a jamais voulu se renouveler, ce qui est dû sans doute à une question de climat.

– En somme, dit Masseneau avec un trémolo dramatique dans la voix, vous n'attribuez aucun rôle au Seigneur dans la création des êtres vivants ?

– Je n'ai jamais dit cela, monsieur, répondit calmement le comte. Non seulement je connais mon credo, mais je crois que Dieu a tout créé. Seulement je ne vois pas pourquoi vous lui interdiriez d'avoir prévu certains termes de passage entre les végétaux et les animaux, ou du têtard à la grenouille. Néanmoins, personnellement je n'ai jamais « fabriqué » ces êtres que vous appelez homoncules.

Conan Bécher sortit alors des vastes replis de sa robe un petit flacon et le tendit au président.

Le flacon passa entre les mains des jurés. De sa place, Angélique ne pouvait distinguer ce qu'il contenait, mais elle voyait que la plupart des hommes de robe se signaient, et elle entendit un des juges appeler un petit clerc et l'envoyer chercher de l'eau bénite à la chapelle.