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Tous les gens de la cour prirent une mine horrifiée. Le juge Bourié se frottait sans arrêt les mains, sans qu'on sût si c'était de satisfaction ou pour effacer des traces de pollution sacrilège.

Seul Peyrac, détournant la tête, ne paraissait prendre aucun intérêt à cette cérémonie.

Le flacon revint devant le président Masseneau. Celui-ci, pour l'examiner, mit des lunettes à gros cercles d'écaillé, puis rompit enfin le silence.

– Cette espèce de monstre ressemble plutôt à un lézard racorni, dit-il d'un ton déçu.

– J'ai découvert deux de ces homoncules parcheminés et qui devaient servir de charmes, en m'introduisant au péril de ma vie dans le laboratoire alchimique du comte, expliqua modestement le moine Bécher.

Masseneau interpella l'accusé :

– Reconnaissez-vous ce... cette chose ? Garde, portez le flacon à l'accusé !

Le colosse en uniforme qu'on venait d'interpeller ainsi fut pris d'un tremblement convulsif. Il bredouilla, hésita, saisit enfin le flacon avec décision, puis le laissa échapper si malencontreusement qu'il se brisa.

Un « ah... » de désappointement parcourut la foule, qui ensuite manifesta le désir de voir de plus près, et se porta en avant.

Mais les archers s'étaient massés devant le premier rang et retinrent les curieux. Finalement, un hallebardier s'avança et piqua de son arme un petit objet indiscernable, qu'il alla mettre sous le nez du comte de Peyrac.

– C'est sans doute un des tritons que j'ai rapportés de Chine, dit celui-ci avec calme. Ils ont dû fuir leur aquarium où je plongeais mon alambic de laboratoire afin que l'eau dans laquelle ils baignaient demeurât toujours tiède. Pauvres petites bêtes !...

*****

Angélique eut l'impression que, de toute cette explication sur les lézards exotiques, seul le mot « alambic » avait été retenu par l'assistance, à laquelle un « ah » d'angoisse échappa de nouveau.

– Voici l'une des dernières questions de l'interrogatoire, reprit Masseneau. Accusé, reconnaissez-vous la feuille que je vous présente ? Sur cette feuille sont énumérés des ouvrages hérétiques et alchimiques dont la liste est censée être une copie fidèle d'un des rayons de votre bibliothèque que vous consultiez le plus souvent. Je vois dans cette énumération le De Natura Rerum de Paracelse, où le passage concernant la fabrication satanique d'êtres monstrueux tels que ces homoncules dont le savant père Bécher m'a révélé l'existence est souligné d'un trait rouge avec quelques mots de votre main.

Le comte répondit d'une voix qui devenait rauque de fatigue :

– C'est exact. Je me souviens d'avoir souligné aussi un certain nombre d'absurdités.

– Dans cette liste, nous relevons également des livres qui ne traitent pas d'alchimie, mais n'en sont pas moins prohibés. Je cite : « La France galante devenue italienne. »

« Les intrigues galantes de la cour de France », etc. Ces livres sont imprimés à La Haye ou à Liège, où nous savons que se réfugient les plus dangereux pamphlétaires et gazetiers chassés du royaume. Ils sont introduits clandestinement en France, et ceux qui cherchent à les acquérir sont grandement coupables. Je signale aussi dans cette liste des noms d'auteurs tels que Galilée et Copernic, dont l'Église a désapprouvé les théories scientifiques.

– Je suppose que cette liste vous a été communiquée par un maître d'hôtel nommé Clément, espion à la solde de je ne sais quel grand personnage, et qui est resté plusieurs années chez moi. Elle est exacte. Mais je vous ferai remarquer, messieurs, que deux mobiles peuvent pousser un amateur à mettre tel ou tel livre dans sa bibliothèque. Soit qu'il désire posséder un témoignage de l'intelligence humaine, et c'est le cas lorsqu'il possède des ouvrages de Copernic et de Galilée, soit qu'il souhaite pouvoir mesurer à l'échelle de la sottise humaine les progrès que la science a déjà accomplis depuis le Moyen Age et ceux qui lui restent encore à accomplir. C'est le cas lorsqu'il parcourt les élucubrations de Paracelse ou de Conan Bécher. Croyez-moi, messieurs, la lecture de ces œuvres est déjà une grande pénitence.

– Désapprouvez-vous la condamnation régulière par l'Église de Rome des théories impies de Copernic et de Galilée ?

– Oui, car l'Église s'est manifestement trompée. Ce qui ne signifie pas que je l'accuse sur d'autres points. J'aurais certes préféré me fier à elle et à sa connaissance des exorcismes et des sorcelleries plutôt que de me voir livré à un procès qui s'égare dans des discussions sophistiques...

*****

Le président fit un geste théâtral comme pour montrer qu'il était impossible de faire entendre raison à un accusé d'aussi mauvaise foi.

Il consulta ensuite ses collègues, puis annonça que l'interrogatoire était terminé et qu'on allait procéder à l'audition de quelques témoins à charge. Sur un signe de lui, deux gardes se détachèrent, et l'on entendit un brouhaha derrière la petite porte par laquelle était déjà entré le tribunal. Dans le prétoire pénétrèrent alors deux religieux en blanc, ensuite quatre nonnes et enfin deux moines récollets en bure brune.

Le groupe s'aligna devant la tribune des jurés.

Le président Masseneau se leva.

– Messieurs, nous entrons dans la partie la plus délicate du procès. Appelés par le roi, défenseur de l'Église de Dieu, à juger un procès de sorcellerie, nous avons dû rechercher les témoignages qui, selon le rituel de Rome, nous prouveraient de façon flagrante que le sieur Peyrac entretenait un commerce avec Satan. Principalement sur le troisième point de rituel qui dit que...

Il se pencha pour lire un texte.

– ...Qui dit que la personne usant de commerce avec le diable, et que l'on appelle traditionnellement « véritable énergumène », possède « les forces surnaturelles des corps et l'empire sur l'esprit et le corps des autres », nous avons retenu les faits suivants.

Malgré le froid assez rude qui régnait dans la grande salle, Masseneau s'épongea discrètement, puis reprit sa lecture en bredouillant un peu.

– ...Nous sont parvenues les plaintes de la prieure du couvent des filles de Saint-Léandre en Auvergne. Celle-ci déclarait qu'une de ses novices entrée depuis peu dans la communauté et qui avait donné jusqu'alors toute satisfaction, manifestait des troubles démoniaques dont elle accusait le comte de Peyrac. Elle ne cacha pas que celui-ci l'avait entraînée jadis dans de coupables licences, et que c'était le remords de ses fautes qui l'avait conduite à se retirer dans le cloître. Mais elle n'y trouvait pas la paix, car cet homme continuait à la tenter à distance et l'avait certainement envoûtée. Peu de temps après, elle amena au chapitre un bouquet de rosés qu'elle prétendit lui avoir été lancé par-dessus le mur du couvent par un inconnu qui avait la silhouette du comte de Peyrac, mais qui était certainement un démon, car il fut prouvé qu'à la même époque le gentilhomme en question se trouvait à Toulouse. Le bouquet en question causa aussitôt à travers la communauté d'étranges perturbations. D'autres religieuses furent saisies de transports extraordinaires et obscènes. Lorsqu'elles reprenaient leurs esprits, elles parlaient d'un diable boiteux dont la seule apparition les comblait d'une joie surhumaine et allumait dans leur chair un feu inextinguible. Naturellement la novice cause de ce désordre demeurait en état de transe à peu près permanent. Alarmée, la prieure de Saint-Léandre finit par en appeler à ses supérieurs. Précisément, l'instruction du procès du sieur Peyrac commençant, le cardinal-archevêque de Paris me communiqua le dossier. Ce sont les religieuses de ce couvent que nous allons entendre ici même.

Se penchant par-dessus son pupitre, Masseneau s'adressa respectueusement à l'une des cornettes penchées.