L'avocat, sa perruque de travers, était très nerveux.
– Vous avez vu comment ils m'ont fait sortir, profitant de l'absence du tribunal !... Je vous assure que, moi présent, j'aurais fait cracher à cette folle le morceau de savon qu'elle s'était mis dans la bouche ! Mais n'importe. Les exagérations mêmes de ces deux témoins me serviront dans ma plaidoirie !... Si seulement le père Kircher ne se faisait pas tellement attendre, j'aurais l'esprit en repos. Allons, venez vous asseoir à cette table près du feu, mesdames. J'ai commandé, à la petite bourrelle, des œufs et de l'andouillette. Tu n'y as pas mis au moins du jus de têtes de morts, bourrelle, ma jolie ?...
– Non, monsieur, répondit gracieusement la jeune femme. On ne s'en sert que pour la soupe des pauvres.
*****
Angélique, les coudes sur la table, avait mis sa figure dans ses mains. Desgrez lui lançait des regards perplexes, croyant qu'elle pleurait. Mais il s'aperçut qu'elle était secouée par un rire nerveux.
– Oh ! cette Carmencita ! balbutia-t-elle, les yeux brillant de larmes contenues. Quelle comédienne ! Je n'ai jamais rien vu d'aussi drôle ! Croyez-vous qu'elle l'ait fait exprès ?
– Sait-on jamais avec les femmes ! bougonna l'avocat.
À une table voisine, un vieux clerc commentait pour ses collègues :
– Si c'est une comédie qu'elle a jouée, la nonne, eh bien, c'est une bonne comédie. Dans ma jeunesse, j'ai assisté au procès de l'abbé Grandin, qui a été brûlé pour avoir ensorcelé les religieuses de Loudun. Ça se passait exactement de la même façon. Y avait pas assez de manteaux dans la salle pour couvrir toutes ces belles filles qui se déshabillaient dès qu'elles voyaient Grandin. On n'avait pas le temps de dire ouf ! Et encore aujourd'hui vous n'avez rien vu. Aux audiences de Loudun, il y en avait qui, toutes nues, se couchaient par terre et...
Il se pencha pour chuchoter des détails particulièrement scabreux. Angélique se remettait un peu.
– Pardonnez-moi d'avoir ri. Je suis à bout de nerfs.
– Riez, ma pauvrette, riez, murmura sombrement Desgrez. Il sera toujours temps de pleurer. Si seulement le père Kircher était là ! Que diable lui est-il arrivé ?...
Entendant les appels d'un crieur d'encre qui rôdait dans la cour, son tonneau en bandoulière et des plumes d'oie à la main, il le fit venir et, sur un coin de table, griffonna un message qu'il chargea un clerc d'aller porter illico au lieutenant de police, M. d'Aubray.
– Ce d'Aubray est un ami de mon père. Je lui dis qu'on paiera ce qu'il faudra afin qu'il mette tous les gens du guet en branle pour me ramener le père Kircher au Palais, de gré ou de force.
– L'avez-vous fait chercher au Temple ?
– Deux fois déjà j'ai envoyé le petit Cordaucou avec un billet. Il est revenu bredouille. Les jésuites qu'il a vus prétendent que le père est parti ce matin pour le Palais.
– Que craignez-vous ? interrogea Angélique, alarmée.
– Oh ! Rien. J'aimerais mieux qu'il soit là, c'est tout. En principe, la démonstration scientifique de l'extraction de l'or doit convaincre les magistrats, si bornés qu'ils soient. Mais ce n'est pas tout de les convaincre, il faut encore les confondre. Seule la voix du père Kircher est assez autorisée pour les décider à passer outre aux... préférences royales. Venez, maintenant, car l'audience va reprendre et vous risqueriez de trouver les portes fermées.
*****
La séance de l'après-midi s'ouvrit par une déclaration du président Masseneau. Il dit que la conviction des juges, à la suite de l'audition des quelques témoins à charge, avait été suffisamment éclairée sur les différents aspects de ce procès difficile, ainsi que sur le caractère particulier de l'accusé, et que maintenant les témoins de la défense allaient être entendus.
Desgrez fit signe à l'un des gardes, et l'on vit paraître un gamin parisien à l'air déluré.
Il déclara se nommer Robert Davesne et être apprenti serrurier, rue de la Ferronnerie, à l'enseigne de la Clef-de-Cuivre, chez le maître d'œuvre Dasron. D'une voix claire, il fit serment de dire toute la vérité et en prit à témoin saint Eloi, patron de la confrérie des serruriers.
Ensuite, il s'approcha du président Masseneau et lui remit un petit objet que celui-ci considéra avec surprise et méfiance.
– Qu'est-ce donc que ceci ?
– C'est une aiguille à ressort, m'sieur, répondit l'enfant sans se troubler. Comme je suis habile de mes mains, c'est moi que mon patron a chargé de fabriquer un objet semblable, dont un moine lui avait fait commande.
– Qu'est-ce encore que cette histoire ? interrogea le magistrat, tourné vers Desgrez.
– Monsieur le président, l'accusation a mentionné, à la charge de mon client, les réactions de celui-ci au cours d'un exorcisme qui aurait eu lieu dans les prisons de la Bastille sous les auspices de Conan Bécher, auquel je me refuse à donner ses titres ecclésiastiques, par respect pour l'Église. Conan Bécher nous a dit qu'à l'épreuve des « taches diaboliques » le prévenu avait réagi d'une façon qui ne laisse aucun doute sur ses relations avec Satan. À chacun des points névralgiques prévus par le rituel de Rome, le prévenu aurait poussé des hurlements à faire frémir les gardiens eux-mêmes. Or je veux faire remarquer que le poinçon avec lequel cette épreuve a été conduite était fabriqué sur le même modèle que celui que vous avez entre les mains. Messieurs, ce faux « exorcisme » sur lequel la cour de justice risque d'appuyer son verdict, a été mené avec un poinçon truqué. C'est-à-dire que, sous une apparence inoffensive, il renfermait une longue aiguille à ressort, qui, déclenchée par un coup d'ongle imperceptible, s'enfonçait au moment voulu dans les chairs. Je défie n'importe quel homme de sang-froid de pouvoir subir cette épreuve sans pousser par instants des hurlements de possédé. L'un de vous, messieurs les jurés, a-t-il le courage d'expérimenter sur lui-même la torture raffinée à laquelle mon client a été soumis, et derrière laquelle on se retranche pour l'accuser de possession certaine ?...
Très raide et pâle, Fallot de Sancé se dressa et tendit son bras. Mais Masseneau s'interposa avec impatience :
– Assez de comédie ! Ce poinçon est-il celui-là même avec lequel a eu lieu la séance d'exorcisme ?
– Il en est la copie exacte. L'original a été porté par ce même apprenti, il y a environ trois semaines, à la Bastille, et remis à Bécher. L'apprenti peut en témoigner. À ce moment, le gamin déclencha malicieusement l'instrument et l'aiguille jaillit sous le nez de Masseneau, qui fit un bond en arrière.
– En tant que président de la cour, je récuse ce témoin de dernière heure et qui ne figure même pas sur la première liste du greffier. De plus, c'est un enfant, et son témoignage est donc sujet à caution. Enfin, c'est certainement un témoignage intéressé. Combien t'a-t-on payé pour venir ici ?
– Rien encore, m'sieur. Mais on m'a promis le double de ce que le moine m'avait déjà donné, c'est-à-dire vingt livres.
Masseneau en fureur se tourna vers l'avocat.
– Je vous préviens que, si vous insistez sur l'enregistrement d'un pareil témoignage, je me verrai obligé de renoncer à l'audition des autres témoins à décharge.
Desgrez baissa la tête en signe de soumission, et le gamin s'enfila dans la petite porte du greffe comme s'il avait le diable à ses trousses.
*****
– Faites entrer les autres témoins, ordonna le président sèchement. Il y eut un bruit, comparable au piétinement d'une forte équipe de déménageurs. Précédé de deux sergents, un curieux cortège apparut. Il y avait d'abord plusieurs débardeurs des Halles, suants et débraillés, qui portaient des colis de formes étranges, dont on voyait dépasser des tuyaux de fer, des soufflets de forge et autres objets bizarres. Puis venaient deux petits Savoyards traînant des paniers de charbon de bois et des pots de grès pourvus d'étiquettes étranges.