« C'était un siècle d'hypocrites et d'ignares. Car il y eut en ce temps-là, diront-ils, un grand et noble gentilhomme qu'on accusa de sorcellerie, pour la seule raison qu'il était un grand savant. »
L'avocat fit une pause. Il reprit plus doucement :
– Imaginez, messieurs, une scène des temps passés, à cette époque ténébreuse où nos ancêtres n'employaient que de grossières armes de pierre. Voici que, parmi eux, un homme s'avise de ramasser la boue de certains terrains, il la jette dans le feu et en extrait une matière tranchante et dure, inconnue jusqu'alors. Ses compagnons crient à la sorcellerie et le condamnent. Pourtant, quelques siècles plus tard, c'est de cette matière inconnue, le fer, que sont fabriquées nos armes. Je vais plus loin. Si, de nos jours, messieurs, vous pénétriez dans le laboratoire d'un fabricant de parfums, allez-vous reculer d'horreur en criant à la sorcellerie, devant l'étalage des cornues et des filtres d'où s'échappent des vapeurs qui ne sont pas toujours odorantes ? Non, vous vous trouveriez ridicules. Et pourtant, quel mystère se trame dans l'antre de cet artisan ! Celui-ci matérialise, sous forme de liquide, la chose la plus invisible qui soit : l'odeur. Ne soyez pas de ceux à qui l'on pourra appliquer la terrible parole de l'Évangile : « Ils ont des yeux et ne voient pas. Ils ont des oreilles et n'entendent pas. »
« En fait, messieurs, je ne doute pas que la seule accusation de se livrer à des travaux bizarres ait pu inquiéter vos esprits ouverts par l'étude à toutes sortes de perspectives. Mais des circonstances troublantes, une réputation étrange entourent la personnalité du prévenu. Analysons, messieurs, sur quels faits repose cette réputation, et voyons si chaque fait, détaché des autres, peut soutenir raisonnablement l'accusation de sorcellerie. Enfant catholique, confié à une nourrice huguenote, Joffrey de Peyrac fut précipité d'une fenêtre à l'âge de quatre ans par des exaltés, dans la cour d'un château. Il fut estropié et défiguré. Faudrait-il, messieurs, accuser de sorcellerie tous les boiteux et tous ceux dont la vue inspire la frayeur ? Cependant, bien que disgracié par la nature, le comte possède une voix merveilleuse, qu'il cultiva avec des maîtres d'Italie. Faudrait-il, messieurs, accuser de sorcellerie tous ces chanteurs au gosier d'or devant lesquels les nobles dames et nos femmes elles-mêmes se pâment d'aise ? De ses voyages, le comte rapporte mille récits curieux. Il a étudié ces coutumes nouvelles, il s'est plu à étudier des philosophies étrangères. Faudrait-il condamner tous les voyageurs et les philosophes ? Oh ! je sais. Tout cela ne crée pas un personnage des plus simples. J'en viens au phénomène le plus surprenant : cet homme, qui a acquis une science profonde et s'est enrichi grâce à son savoir, cet homme qui parle à merveille et chante de même, cet homme, malgré son physique, réussit à plaire aux femmes. Il aime les femmes et ne s'en cache pas. Il vante l'amour et il a de nombreuses aventures. Que parmi ces femmes amoureuses se trouvent des exaltées et des dévergondées, c'est là monnaie courante dans une vie libertine que l'Église certes réprouve, mais qui n'en est pas moins fort répandue. S'il fallait, messieurs, brûler tous les nobles seigneurs qui aiment les femmes, et ceux que poursuivent leurs amantes déçues, je crois, ma foi, que la place de Grève ne serait pas assez vaste pour contenir leurs bûchers...
Il y eut un remous d'approbation. Angélique était confondue par l'habileté de Desgrez. Avec quel tact il évitait de s'étendre sur la richesse de Joffrey, qui avait éveillé tant de jalousies, pour s'appesantir, en revanche, comme sur un fait regrettable, mais contre lequel les austères bourgeois ne pouvaient rien, sur la vie dévoyée qui était l'apanage des nobles.
Peu à peu, il réduisait le débat, le ramenait à des proportions de ragots de province, et l'on s'étonnerait bientôt d'avoir fait tant de bruit pour rien.
– Il plaît aux femmes ! répéta doucement Desgrez, et nous nous étonnons, nous autres représentants du sexe fort, qu'avec son triste physique les dames du Sud éprouvent pour lui tant de passion. Oh ! messieurs, ne soyons pas trop hardis. Depuis que le monde est monde, qui a su expliquer le cœur des femmes et le pourquoi de leurs passions ? Arrêtons-nous, respectueux, au bord du mystère. Sinon nous serions obligés de brûler toutes les femmes !...
L'intervention de Bourié, qui bondit de son fauteuil, coupa les rires et les applaudissements.
– Assez de comédies ! cria le juge dont le teint devenait de plus en plus jaune. Vous vous moquez du tribunal et de l'Église. Oubliez-vous que l'accusation de sorcellerie a été initialement lancée par un archevêque ? Oubliez-vous que le principal témoin à charge est un religieux, et qu'un exorcisme en règle a été pratiqué sur l'accusé, démontrant que celui-ci est un suppôt de Satan ?...
– Je n'oublie rien, monsieur Bourié, répondit gravement Desgrez, et je vais vous répondre. Il est bien vrai que l'archevêque de Toulouse a lancé la première accusation de sorcellerie contre M. de Peyrac, auquel l'opposait une longue rivalité. Ce prélat a-t-il regretté un geste, où, dans sa rancœur, il n'avait pas fait entrer assez de pondération ? Je veux le croire, car j'ai là un abondant dossier où Mgr de Fontenac réclame à plusieurs reprises que l'accusé soit remis à un tribunal ecclésiastique, et se désolidarise de toutes décisions qui seraient prises à son sujet par un tribunal civil. Il se désolidarise également – j'ai la lettre, messieurs, et je peux vous la lire – des faits et paroles de celui que vous appelez le premier témoin à charge, Conan Bécher, moine. Quant à ce dernier, dont l'exaltation peut paraître pour le moins suspecte à toute personne de saine raison, je rappelle qu'il est responsable de l'exorcisme unique sur lequel semble maintenant s'étayer l'accusation. Exorcisme qui eut lieu en la prison de la Bastille le 4 décembre dernier, devant les pères Frelat et Jonathan, ici présents. Je ne conteste pas la réalité de ce procès-verbal d'exorcisme, en ceci qu'il a été réellement dressé par ce moine et ses acolytes, à l'égard desquels je ne me prononce pas, ignorant s'ils sont crédules, ignorants ou complices. Mais je conteste la validité de cet exorcisme ! cria Desgrez d'une voix tonnante. Je ne veux pas entrer dans le détail des incongruités de cette sinistre cérémonie, mais je soulignerai au moins deux points : le premier, c'est que la religieuse qui, en l'occurrence, a simulé déjà en présence de l'accusé les symptômes de la possession, est cette même femme Carmencita de Mérecourt qui nous a donné tantôt un aperçu de ses talents de comédienne, et dont un homme du greffe peut témoigner qu'il l'a vue cracher au sortir de la salle le morceau de savon avec lequel elle simulait l'écume de l'épilepsie, procédé bien connu des « sabouleux » qui, dans les rues, cherchent à inspirer la pitié publique. Deuxième point : je reviens au poinçon truqué, cette aiguille infernale que vous avez refusé d'enregistrer comme n'étant pas appuyée par assez de preuves. Et pourtant, messieurs, si cela était vrai, si vraiment un fou sadique avait soumis un homme à semblable torture dans l'intention d'égarer votre jugement et de charger votre conscience de la mort d'un innocent ?... J'ai là une déclaration du médecin de la Bastille, faite quelques jours après l'affreuse expérience.
D'une voix saccadée, Desgrez lut un rapport du sieur Malinton, médecin de la Bastille, qui, ayant été appelé au chevet d'un prisonnier, dont il ignorait le nom, mais qui portait de grandes cicatrices au visage, avait constaté que celui-ci portait sur tout le corps de petites plaies envenimées qui semblaient avoir été faites par de profondes piqûres d'épingle.