Près de la sellette d'infamie, la haute silhouette, appuyée sur deux cannes, vacilla. Joffrey de Peyrac leva vers le tribunal un visage livide.
– Je suis innocent !
Son cri résonna dans un silence de mort.
Alors, il reprit d'une voix calme et sourde :
– Monsieur le baron de Masseneau de Pouillac, je comprends qu'il n'est plus temps pour moi de protester de mon innocence. Je me tairai donc. Mais, avant de m'éloigner, je veux vous rendre publiquement hommage pour le souci de l'équité que vous avez cherché à maintenir dans ce procès dont la présidence et la conclusion vous ont été imposées. Recevez, d'un noble de vieille souche, l'assurance que vous êtes plus digne de porter le blason que ceux qui vous gouvernent.
Le visage rougeaud du parlementaire toulousain se crispa. Brusquement on le vit porter la main à ses yeux et il cria, en employant cette langue d'oc que seuls Angélique et le condamné pouvaient comprendre :
– Adieu ! Adieu ! frère de mon pays.
Chapitre 13
Dehors, dans la nuit profonde mais qui, déjà, approchait vers l'aube, la neige tombait et le vent soufflait d'énormes flocons. Trébuchant dans l'épais tapis blanc, les assistants quittaient le Palais de justice. Des lanternes se balançaient aux portières des carrosses.
Angélique s'en alla, silhouette solitaire, à travers les rues ténébreuses de Paris. En sortant du Palais, un remous l'avait séparée de la religieuse.
Machinalement, elle reprenait le chemin de l'enclos du Temple. Elle ne pensait à rien ; elle aspirait seulement à retrouver sa petite chambre et à se pencher sur la bercelonnette de Florimond.
Combien de temps dura cette marche trébuchante ?... Les rues étaient désertes. Par ce temps affreux, les malandrins mêmes se terraient. Les tavernes étaient peu bruyantes, car c'était la fin de la nuit, et les ivrognes qui n'avaient pas regagné leur logis ronflaient sous les tables ou confiaient leurs malheurs à quelque fille à moitié endormie. La neige recouvrait la ville d'un silence morne.
En s'approchant de l'enceinte fortifiée du Temple, Angélique se souvint que les portes devaient être closes. Mais elle entendit les sons étouffés de l'horloge de Notre-Dame de Nazareth et compta cinq coups. Dans une heure, le bailli ferait ouvrir. Elle franchit le pont-levis et alla se blottir sous la voûte de la poterne. Des flocons de neige fondue coulaient sur son visage. Heureusement, la confortable robe de grosse laine du costume de religieuse, avec ses multiples jupes, la vaste coiffe, le manteau à capuchon, l'avaient bien protégée. Mais ses pieds étaient glacés. L'enfant s'agitait en elle. Elle posa ses mains sur son ventre et l'étreignit avec une colère soudaine. Pourquoi cet enfant voulait-il vivre, alors que Joffrey allait mourir ?...
À cet instant, la draperie mouvante de la neige s'écarta, et une forme monstrueuse bondit sous la voûte en haletant.
Le premier mouvement de frayeur passé, Angélique reconnut le chien Sorbonne. Il lui avait posé les pattes sur les épaules et lui léchait le visage de sa langue râpeuse. Angélique le caressa, scrutant l'ombre où continuait la danse serrée des flocons. Sorbonne, c'était Desgrez. Desgrez allait venir et, avec lui, l'espoir. Il aurait une idée. Il lui dirait ce qu'il fallait faire encore pour sauver Joffrey. Elle entendit le pas du jeune homme sur le pont de bois. Il avança avec précaution.
– Vous êtes là ? chuchota-t-il.
– Oui.
Il s'approcha. Elle ne le voyait pas, mais il lui parlait de si près que le parfum de tabac de son haleine lui rappelait atrocement les baisers de Joffrey.
– Ils ont essayé de m'arrêter alors que je sortais du Palais de justice. Sorbonne a étranglé l'un des exempts. J'ai pu m'enfuir. Le chien a suivi votre piste et m'a guidé jusqu'ici. Maintenant, il vous faut disparaître. Vous avez compris ? Plus de nom, plus de démarches, plus rien. Sinon vous allez vous retrouver dans la Seine un matin, comme le père Kircher, et votre fils sera doublement orphelin. Quant à moi, j'avais prévu le dénouement épouvantable. Un cheval m'attend à la porte Saint-Martin. Dans quelques heures, je serai loin.
Angélique se cramponnait à la veste trempée de l'avocat. Ses dents claquaient.
– Vous n'allez pas partir ?... Vous n'allez pas m'abandonner ? Il prit les minces poignets de la jeune femme et détacha les mains crispées.
– J'ai tout joué pour vous et j'ai tout perdu, sauf ma peau.
– Dites-moi encore... Dites-moi ce que je peux faire pour mon mari ?
– Tout ce que vous pouvez faire pour lui...
Il hésita, puis parla précipitamment :
– Allez trouver le bourreau et donnez-lui trente écus pour qu'il l'étrangle... avant le feu. Comme cela, il ne souffrira pas. Tenez, voilà trente écus. Elle sentit qu'il lui glissait une bourse dans la main. Sans ajouter un mot, il s'éloigna. Le chien hésitait à suivre les traces de son maître. Il revenait vers Angélique, et levait vers elle de bons yeux pleins d'amitié. Desgrez siffla. Le chien pointa les oreilles et disparut en galopant dans la nuit.
Chapitre 14
Le bourreau, Me Aubin, habitait sur la place du Pilori, au carré de la halle aux poissons. Il devait loger là et non ailleurs. Les lettres d'investissement des exécuteurs des hautes œuvres de Paris stipulaient ce détail depuis des temps immémoriaux. Toutes les boutiques et échoppes de la place lui appartenaient, et il les louait à de petits marchands. De plus, par droit de « havage » il pouvait prélever à chaque étalage du marché une pleine main des légumes verts ou grains exposés, un poisson d'eau douce, un poisson de mer, et une bottée de foin. Si les poissardes étaient les reines des Halles, le bourreau en était le seigneur occulte et honni.
Angélique se rendit chez lui à la nuit tombante. Le jeune Cordaucou la guidait. Même à cette heure déjà tardive, le quartier était très animé. Par les rues de la Poterie et de la Fromagerie, Angélique pénétrait dans ce quartier caractéristique où retentissaient les clameurs extraordinaires des dames de la Halle, lesquelles, célèbres par leurs faces rubicondes et leur langage pittoresque, formaient un corps de métier privilégié. Les chiens se battaient dans les ruisseaux sur des détritus. Des charrettes de foin et de bois barraient les rues. Sur tout cela, régnait l'odeur de marée exhalée par les étaux de la halle aux poissons.
Des relents nauséabonds, venus du cimetière proche des Saints-Innocents et de ses affreux charniers où l'on entassait depuis cinq cents ans les ossements des Parisiens, se mêlaient à ces fortes senteurs, à celles des viandes et des fromages. Le pilori se dressait au milieu de la place. C'était une sorte de petite tour octogonale au toit pointu. Le bâtiment comportait un rez-de-chaussée et un seul étage avec de hautes fenêtres en ogives, par lesquelles on pouvait apercevoir la grande roue de fer mobile qui se trouvait placée au milieu de la tour.
Un voleur y était exposé ce soir-là, la tête et les mains passées dans les trous ménagés tout autour de la roue. De temps en temps, la roue était mise en branle par un des valets du bourreau. Le visage bleui de froid du voleur et ses mains pendantes apparaissaient tour à tour entre les croisées comme le personnage macabre d'une horloge à automates, et les badauds assemblés riaient de ses grimaces.