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– C'est Jactance, disait-on, le plus grand coupe-bourses des Halles.

– Oh ! maintenant, on le reconnaîtra !

– Qu'il paraisse dans les parages, servantes et marchands crieront : Au coupe-bourses !

Il y avait une assez grande foule au pied du pilori. Mais, si l'on se pressait à cet endroit, c'était moins pour contempler le voleur exposé que pour s'entendre avec deux valets qui, au rez-de-chaussée, distribuaient des jetons.

– Voyez, m'dame, dit Cordaucou avec une certaine fierté, c'est des gens qui veulent avoir dès places pour l'exécution de demain. Sûr qu'il y en aura pas pour tout le monde.

Avec l'insensibilité inhérente à sa profession et qui permettrait de faire de lui un excellent « exécuteur », il lui montra l'avis que des crieurs avaient claironné le matin même à tous les carrefours :

– Le sieur Aubin, maître ordinaire des hautes et basses œuvres de la ville et de la banlieue de Paris, avertit qu'il louera des places sur son échafaud, à un prix raisonnable, pour voir le feu que l'on fera brûler demain place de Grève pour un sorcier. On prendra les billets au pilori chez messieurs ses valets. Les places seront marquées par une fleur de lis et les jetons par une croix de Saint-André.

– Vous voulez-t-y que je vous prenne une place si vous avez de quoi ? proposa l'apprenti bourreau avec obligeance.

– Non, non, fit Angélique avec horreur.

– Pourtant c'est bien votre droit, fit l'autre avec philosophie. Parce que sans ça vous ne pourrez guère approcher, je vous en préviens. Pour les pendaisons, y a guère de monde : les gens sont habitués. Mais les bûchers, c'est plus rare. Ça va être une presse oh ! la la, Me Aubin dit qu'il en est tout retourné à l'avance. Il n'aime pas quand il y a trop de foule comme ça à crier autour. Il dit qu'on sait jamais ce qui peut leur prendre. Tenez, c'est ici, m'dame. Entrez donc.

La pièce où Cordaucou l'avait introduite était propre et bien tenue. On venait d'allumer les chandelles. Autour de la table, trois petites filles aux cheveux blonds sous leur béguin de laine, proprement vêtues, mangeaient de la bouillie dans des écuelles de bois.

Près de l'âtre, la bourrelle ravaudait le maillot écarlate de son homme.

– Salut, maîtresse, dit l'apprenti. J'ai amené cette femme-là rapport qu'elle voulait parler au patron.

– Il est au Palais de justice. Il ne va pas tarder. Asseyez-vous donc, ma belle. Angélique s'assit sur un banc, contre le mur. La femme lui jetait des regards en dessous, mais ne lui posait pas de questions comme l'eût fait toute autre commère. Combien en avait-elle vu déjà de femmes hagardes, de mères douloureuses, de filles désespérées, s'asseoir sur ce banc, venant implorer du bourreau un dernier secours, le soulagement des douleurs d'un être aimé !... Combien, les mains pleines d'or ou la menace à la bouche, avaient pénétré dans cet intérieur paisible pour réclamer du maître des hautes œuvres une suprême et impossible complicité d'évasion !

Indifférence ou compassion, la femme se taisait et l'on n'entendait que les rires discrets des fillettes, qui taquinaient Cordaucou.

*****

Entendant un pas sur le seuil, Angélique se dressa à demi. Mais ce n'était pas encore celui qu'elle attendait. Le nouveau venu était un jeune prêtre qui, avant d'entrer, frotta longuement ses gros souliers couverts de boue.

– Me Aubin n'est pas là ?

– Il ne va pas tarder. Entrez donc, monsieur l'abbé, et venez vous mettre près du feu, si le cœur vous en dit.

– Vous êtes bien bonne, madame. Je suis un prêtre de la Mission et j'ai été désigné pour assister le condamné de demain. Je suis venu voir Me Aubin afin de lui présenter ma lettre, signée par M. le lieutenant de police, et lui demander de me laisser pénétrer près de ce malheureux. Une nuit de prières n'est pas de trop pour se préparer à la mort.

– Certes oui, dit la bourrelle. Asseyez-vous, monsieur l'abbé, et séchez votre manteau. Cordaucou, jette un fagot.

Elle laissa de côté le maillot rouge et prit sa quenouille.

– Vous avez du courage, reprit-elle. Un sorcier, ça ne vous fait pas peur ?

– Toutes les créatures de Dieu, même les plus coupables, méritent qu'on se penche sur elles avec pitié quand vient l'heure de la mort. Mais cet homme n'est pas coupable. Il est innocent du crime affreux dont on l'accuse.

– Ils disent tous ça ! fit la bourrelle avec philosophie.

– Si Monsieur Vincent avait vécu, il n'y aurait pas eu de bûcher demain. Quelques heures avant sa mort, je l'ai entendu parler avec anxiété de l'iniquité qui allait se commettre envers un gentilhomme du royaume. Lui vivant, il serait plutôt monté sur le bûcher à côté du condamné pour crier au peuple qu'on le brûlât à la place d'un innocent.

– Ah ! voilà bien ce qui tourmente mon pauvre homme, s'écria la femme. Vous ne pouvez vous rendre compte, monsieur l'abbé, du mauvais sang qu'il se fait pour l'exécution de demain. Il a fait dire six messes à Saint-Eustache, une à chaque chapelle latérale. Et encore il en fera dire une au maître-autel, si tout se passe bien.

– Si Monsieur Vincent était encore là...

– ...Il n'y aurait plus de voleurs et de sorciers, et nous n'aurions plus de travail.

– Vous vendriez des harengs sur le carreau des halles, ou des bouquets sur le Pont-Neuf, et vous n'en seriez pas plus malheureux.

– Ma foi..., dit la femme en riant.

Angélique regardait le prêtre. À cause des paroles qu'il venait de prononcer, elle aurait voulu se lever, se nommer, lui demander l'assistance de sa charité. Il était jeune, mais la flamme de Monsieur Vincent transparaissait en lui ; il avait de grosses mains, l'attitude pauvre et simple des gens du peuple. Il aurait eu la même attitude devant le roi. Cependant, Angélique ne bougeait pas. Depuis deux jours, les yeux lui brûlaient des larmes qu'elle avait versées dans la solitude de sa petite chambre où elle terrait sa misère. Mais, maintenant, elle n'avait plus de larmes, elle n'avait plus de cœur. Aucun baume ne pouvait apaiser la plaie ouverte. De son désespoir était née une fleur mauvaise : la haine. « Ce qu'ils lui ont fait souffrir, je le leur ferai payer au centuple. » Elle avait puisé dans cette résolution le goût de vivre encore et celui d'agir. Est-ce qu'on peut pardonner à un Bécher ?...

Elle demeura immobile, raidie, les mains crispées sous sa cape, autour de la bourse que lui avait donnée Desgrez.

– Vous me croirez si vous voulez, monsieur l'abbé, disait la bourrelle, mais mon plus grand péché à moi, c'est l'orgueil.

– Ça alors, vous me stupéfiez ! s'exclama le prêtre en claquant ses mains sur ses genoux. Soit dit sans manquer à la charité, ma fille, mais, vous qui êtes détestée de tous à cause du métier de votre mari, vous dont vos voisines elles-mêmes se détournent en marmonnant quand vous passez, je me demande où vous allez encore pêcher de l'orgueil et de la fierté ?...

– Hé ! c'est certain, soupira la pauvre femme. Pourtant, quand je vois mon homme, bien campé sur ses jambes, lever sa grande hache, et pan ! d'un seul coup faire sauter une tête, je ne peux m'empêcher d'être fi ère de lui. Vous savez, ça n'est pas facile de réussir cela d'un seul coup, monsieur l'abbé.

– Ma fille, vous me faites frissonner, dit le prêtre.

Il ajouta rêveusement :

– Le cœur des êtres humains est insondable.

À ce moment, la porte en s'ouvrant laissa pénétrer la rumeur de la place. Un géant aux épaules carrées entra et s'avança d'un pas pesant et tranquille. Il salua d'un grognement en jetant alentour le regard impérieux de celui qui est partout et toujours dans son droit. Son visage plein, tacheté par des traces de petite vérole, avait de gros traits impassibles. Il ne paraissait pas méchant, mais seulement froid et dur comme un masque de pierre. Il portait le visage des hommes qui ne doivent ni rire ni pleurer en certaines circonstances, le visage des croque-morts... et des rois, pensa Angélique, qui soudain, malgré sa casaque grossière d'artisan, lui trouvait une ressemblance avec Louis XIV.