C'était le bourreau.
Elle se leva et le prêtre fit de même, tendant sans un mot la lettre d'introduction du lieutenant de police.
Me Aubin s'approcha d'une chandelle pour la lire.
– C'est bon, dit-il. Demain, dès l'aube, je vous emmènerai avec moi là-bas.
– Ne pourrais-je pas me présenter dès ce soir ?
– Impossible. Tout est clos. Il n'y a que moi qui peux vous introduire près du condamné et, franchement, m'sieur le curé, j'ai besoin de casser la croûte. Les autres ouvriers ont interdiction de travailler après le couvre-feu. Mais, pour moi, il n'y a ni jour ni nuit. Quand ça les prend de vouloir faire avouer un patient, ces messieurs de la haute justice, pour un peu ils s'installeraient à coucher là-bas, enrages qu'ils sont !
Tout y est passé aujourd'hui : l'eau, les brodequins, le chevalet. Le prêtre joignit les mains.
– Le malheureux ! Seul dans les ténèbres d'un cachot avec sa souffrance, et l'angoisse d'une mort prochaine ! Mon Dieu, secourez-le !
Le bourreau lui jeta un regard soupçonneux.
– Vous n'allez pas me faire des ennuis, au moins ? Ça me suffit déjà d'avoir à mes chausses ce moine Bécher, qui ne trouve jamais que j'en fais assez. Par saint Corne et saint Éloi, m'est avis que c'est bien plutôt lui qui est possédé du diable !
Tout en parlant, Me Aubin vidait les vastes poches de sa veste. Il jeta quelques objets sur la table et, tout à coup, les petites filles poussèrent un cri d'admiration. Un cri horrifié leur répondit.
Angélique, les yeux agrandis, reconnaissait, parmi quelques pièces d'or, le petit étui incrusté de perles dans lequel Joffrey rangeait autrefois les bâtonnets de tabac qu'il fumait. D'un geste vif qu'elle ne maîtrisa pas, elle s'en saisit et le serra contre elle. Sans se fâcher, le bourreau lui ouvrit les doigts et reprit l'étui.
– Tout doux, ma fille. Ce que je trouve dans les poches du supplicié m'appartient de droit.
– Vous êtes un voleur ! dit-elle haletante. Un ignoble corbeau, un détrousseur de cadavres !
Posément, l'homme alla prendre sur le rebord de l'auvent un coffret d'argent ciselé et y rangea son butin sans répondre. La femme continuait de filer en hochant la tête. Elle murmura d'un ton d'excuse en regardant le prêtre :
– Vous savez, elles disent toutes la même chose. Faut pas leur en vouloir. Pourtant celle-là devrait bien se rendre compte qu'avec un brûlé on n'a déjà pas trop d'avantages. Je ne peux même pas récupérer le corps pour en tirer des petits profits avec la graisse, que les apothicaires nous demandent, et les os qui...
– Oh ! pitié, ma fille, dit le prêtre en portant les mains à ses oreilles.
Il regardait Angélique avec de grands yeux débordant de compassion. Mais elle ne le voyait pas. Elle tremblait et se mordait les lèvres. Elle avait injurié le bourreau !
Maintenant il allait refuser la macabre supplique qu'elle était venue lui adresser. De son même pas lourd et balancé, maître Aubin fit le tour de la table et s'approcha d'elle. Les pouces dans son large ceinturon, il la toisa avec calme.
– À part ça, qu'est-ce qu'il y a pour votre service ?
Tremblante, incapable de prononcer un mot, elle lui tendit la bourse. Il la prit, la soupesa, puis, de ses yeux inexpressifs, dévisagea de nouveau Angélique.
– Vous voulez qu'on l'étrangle... ?
Elle fit oui de la tête.
L'homme ouvrit la bourse, laissa glisser quelques écus dans sa large paume et dit :
– C'est bon, on le fera.
Apercevant le regard effaré du jeune prêtre qui avait suivi le colloque, il fronça les sourcils.
– Vous ne parlerez pas, curé ? Hein ? Moi, vous comprenez, je risque gros. Si je me faisais remarquer, ça pourrait m'attirer des ennuis. Faut que je m'y prenne au tout dernier moment, quand déjà la fumée cache un peu le poteau au public. C'est pour rendre service, vous comprenez ?
– Oui... Je ne parlerai pas, fit l'abbé avec effort. Je... Vous pouvez compter sur moi.
– J'vous fais peur, hein ? dit le bourreau. C'est la première fois que vous assistez un condamné ?
– Dans les campagnes en guerre, lorsque j'allais porter les secours recueillis par Monsieur Vincent, bien souvent j'ai accompagné jusqu'au pied de l'arbre les malheureux qu'on pendait. Mais c'était la guerre, l'horreur et la fièvre de la guerre... Tandis qu'ici...
Son geste navré désignait les petites filles blondes assises devant leurs écuelles.
– Ici, c'est la justice, dit le bourreau non sans grandeur.
Il s'appuya contre la table, familièrement, en homme qui a envie de causer.
– Vous m'êtes sympathique, curé. Vous me rappelez un aumônier des prisons avec lequel j'ai travaillé longtemps. Je peux lui rendre cette vérité que tous les condamnés que nous avons menés ensemble, sont morts en baisant le crucifix. Quant c'était fini, il pleurait comme s'il avait perdu son propre enfant et il était si pâle que bien souvent j'ai dû le forcer à prendre un gobelet de vin pour se remettre. J'emporte toujours une cruche de bon vin. On ne sait jamais ce qui peut se passer, surtout avec les apprentis. Mon père était valet quand on a écarté Ravaillac le régicide, en place de Grève. Il m'a raconté... Bon, après tout, c'est pas des histoires pour vous plaire. Je vous les raconterai plus tard, quand vous serez habitué. Bref, quelquefois je disais à l'aumônier :
« – Curé, crois-tu que je serai damné ?
« – Si tu l'es, bourreau, qu'il me répondait, je demanderai à Dieu de l'être avec toi... »
Tenez, l'abbé, je vais vous montrer quelque chose qui va quand même vous rassurer un peu.
*****
Après avoir fouillé encore dans ses nombreuses poches, Me Aubin exhiba un petit flacon.
– C'est une recette que je tiens de mon père, qui lui-même la tenait de son oncle, bourreau sous Henri IV. Je la fais faire en grand secret par un apothicaire de mes amis à qui je fournis en échange des crânes humains pour fabriquer sa poudre de « magistère ». Il dit que là poudre de magistère, c'est souverain pour la gravelle et l'apoplexie, mais qu'il faut que le crâne soit celui d'un jeune homme mort de mort violente. Après tout... c'est son affaire. Je lui fournis un crâne ou deux, et il me fabrique ma potion sans en souffler mot. Avec cela, si j'en donne quelques gouttes à un supplicié, il devient tout gaillard et moins sensible. Je n'en use que pour ceux qui ont des familles qui paient. Mais enfin, c'est quand même rendre service, n'est-ce pas, monsieur l'abbé ?
Angélique écoutait bouché bée. Le bourreau se tourna vers elle.
– Vous voulez-t-y que je lui en donne un peu, demain matin ?
Elle réussit à articuler, les lèvres blanches :
– Je... je n'ai plus d'argent.
– Ça sera compris dans le tout, dit Me Aubin en faisant sauter la bourse dans sa main.
Il attira de nouveau le petit coffret d'argent pour y enfermer la bourse. Murmurant une vague formule de salutation, Angélique marcha vers la porte et sortit.
Elle avait envie de vomir. Ses reins lui semblaient douloureux et tout son corps pétri de courbatures étranges. Pourtant l'animation de la place, où les rires et les appels continuaient à se croiser, lui parut moins pénible à supporter que l'atmosphère sinistre de la maison du bourreau.
Malgré le froid, les portes des boutiques restaient ouvertes. C'était l'heure où l'on s'interpelle entre voisins. Des archers emmenaient vers la prison du Châtelet le voleur qu'on avait descendu du pilori ; une nuée de gamins les poursuivaient à coups de boules de neige.