Angélique entendit un pas qui se précipitait derrière elle. Le petit abbé apparut, essoufflé.
– Ma sœur... ma pauvre sœur, balbutia-t-il. Je ne pouvais pas vous laisser vous éloigner ainsi !
Elle recula brusquement. Dans la pénombre qu'éclairait à peine la pauvre lanterne d'une boutique, l'ecclésiastique effrayé découvrait un visage d'une blancheur translucide, où deux prunelles vertes brillaient d'un éclat presque phosphorescent.
– Laissez-moi, dit Angélique d'une voix métallique. Vous ne pouvez rien pour moi.
– Ma sœur, priez Dieu...
– C'est au nom de Dieu qu'on brûle demain mon mari innocent.
– Ma sœur, n'aggravez pas vos douleurs par la rébellion contre le Ciel. Souvenez-vous que c'est au nom de Dieu qu'on a crucifié Nôtre-Seigneur.
– Vos sornettes me rendent folle ! cria Angélique d'une voix aiguë et qui lui semblait venir de très loin. Je n'aurai de cesse que je n'aie frappé à mon tour l'un de vos pareils, que je ne l'aie fait périr dans les mêmes tortures...
Elle s'appuya contre le mur, porta les mains à son visage et un sanglot atroce la secoua.
– Puisque vous allez le voir... dites-lui que je l'aime, que je l'aime... Dites-lui... Ah ! Qu'il m'a rendue heureuse. Et puis... demandez-lui le nom que je dois donner à l'enfant qui va naître.
– Je le ferai, ma sœur.
Il voulut lui prendre la main, mais elle se déroba et continua son chemin. Le prêtre renonça à la suivre. Courbé sous le poids des tristesses humaines, il s'en alla par les ruelles où rôdait encore l'ombre de Monsieur Vincent.
*****
Angélique se hâtait vers le Temple. Il lui semblait que ses oreilles bourdonnaient, car tout à coup elle entendit crier autour d'elle :
– Peyrac ! Peyrac !
Elle finit par s'arrêter. Cette fois elle ne rêvait pas.
– ...Le troisième se nommait Peyrac. Ce fut Satan qui gagna. Juché sur une de ces bornes qui servaient aux cavaliers à se remettre en selle, un maigre gamin beuglait d'une voix enrouée les dernières strophes d'une chanson dont il tenait une liasse d'exemplaires sous le bras.
La jeune femme revint sur ses pas et demanda un feuillet. Le papier grossier sentait l'encre d'imprimerie encore fraîche. Angélique ne pouvait lire la chanson dans une ruelle, obscure. Elle la plia et reprit sa course. À mesure qu'elle approchait du Temple, la pensée de Florimond la reprenait. Elle était toujours inquiète de le laisser seul maintenant qu'il devenait si remuant. Il fallait presque le ficeler dans son berceau, et ce procédé déplaisait fort à l'enfant. En général, il pleurait durant toute l'absence de sa mère, et celle-ci le retrouvait toussant et fiévreux. Elle n'osait demander à Mme Scarron de le surveiller, car, depuis la condamnation de son mari, la veuve du cul-de-jatte la fuyait et se signait presque en la croisant. Dans l'escalier, Angélique entendit les sanglots du bébé et se hâta.
– Me voici, mon trésor, mon petit prince. Pourquoi n'es-tu pas un grand garçon ? Vivement, elle jeta un fagot dans l'âtre et disposa sur les chenets la casserole de bouillie. Florimond hurlait de plus belle, les bras tendus. Elle l'arracha enfin à sa prison, et il se tut comme par magie, daignant même sourire fort gracieusement.
– Tu es un petit bandit, fit Angélique en essuyant la frimousse marbrée de larmes. Tout à coup, son cœur fondit. Elle éleva Florimond dans ses bras, le contempla à la lueur des flammes qui jetaient une étincelle rouge dans les yeux noirs de l'enfant.
– Petit roi ! Petit dieu admirable ! Toi, tu me restes. Que tu es beau !
Florimond semblait comprendre ce qu'elle disait. Il cambrait sa petite taille et souriait avec une sorte de fierté innocente et sûre d'elle-même. Il proclamait très haut par son attitude qu'il se savait le centre du monde. Elle le caressa et joua avec lui. Il bavardait comme un oisillon. Mme Cordeau disait volontiers que c'était un bambin très en avance pour ce qui était de parler. La syntaxe n'était pas parfaite, mais il savait fort bien se faire comprendre. Lorsque sa mère l'eut baigné et couché, il exigea qu'elle lui chantât une berceuse, celle du Moulin vert. La voix d'Angélique avait de la peine à ne pas se briser. Le chant est fait pour exprimer la joie. On peut parler lorsqu'on porte au cœur une grande douleur, mais chanter demande un effort surhumain.
– Encore ! Encore ! réclamait Florimond.
Puis il reprenait son pouce d'un air béat. Elle ne lui en voulait pas de se montrer ainsi tyrannique et inconscient. Elle redoutait l'instant où il lui faudrait se retrouver seule, à attendre la fin de la nuit. Lorsque Florimond fut endormi, elle le regarda longuement, puis se leva en étirant son corps meurtri. Étaient-ce toutes les tortures dont on avait brisé Joffrey qui se répercutaient ainsi en elle ? Les mots du bourreau revenaient, lancinants : On a tout essayé aujourd'hui ; les brodequins, l'eau, le chevalet. Elle ne savait pas exactement quelles horreurs cachaient ces mots, mais elle savait qu'on avait fait souffrir l'homme qu'elle aimait. Ah ! que cela finisse vite !
Elle dit tout haut :
– Demain, vous serez tranquille, mon amour. Vous serez enfin délivré des hommes ignares...
Sur la table, la feuille de la chanson qu'elle avait achetée tout à l'heure s'était dépliée. Elle en approcha la chandelle et lut :
Dans le fond de son gouffre tout noir
Satan consultait son miroir
Et trouvait qu'il n'était point si laid
Que les hommes feignaient de le croire.
Le poème continuait à dépeindre, en termes parfois drôles et souvent orduriers, la perplexité de Satan se demandant si, tout compte fait, son visage tant décrié par les imagiers des cathédrales ne pourrait soutenir honorablement la comparaison avec ceux des humains. L'enfer lui proposait d'organiser un concours de beauté avec les prochains arrivants de la terre.
Précisément on jetait au feu
Trois complices, sorciers mages noirs,
Ils arrivent
En enfer,
L'un avait le visage tout bleu,
L'autre avait le visage tout noir,
Le troisième se nommait Peyrac.
Et je n'étonnerai personne
En confessant que ces gorgones
Qui étaient mâles et non femelles
Firent envoler à grand bruit d'ailes
L'enfer lui-même effrayé
Et que le prix de beauté
Ce fut Satan qui le gagna.
Les yeux d'Angélique coururent à la signature : « Claude Le Petit, poète crotté ! »
La bouche amère, elle froissa la feuille.
« Celui-là aussi, je le tuerai ! » pensa-t-elle.
Chapitre 15
La femme doit suivre son mari, se dit Angélique lorsque l'aube se leva et qu'un ciel d'une pureté irisée se déploya au-dessus des clochers de la ville. Elle irait donc. Elle le suivrait jusqu'à la dernière étape. Il lui faudrait prendre garde de ne pas se trahir, car elle risquait encore de se faire arrêter. Mais peut-être l'apercevrait-il, la reconnaîtrait-il...
Elle descendit avec Florimond endormi dans ses bras et alla frapper à la porte de Mme Cordeau, qui déjà allumait son feu.
– Puis-je vous le laisser pour quelques heures, mère Cordeau ? La vieille tourna vers elle son visage de sorcière triste.