Quel était cet homme enfermé dans la fournaise ? Oh ! Dieu ! Pouvait-il y avoir un être vivant dans cette fournaise ? Non, cet être n'était pas vivant, puisque le bourreau l'avait étranglé !
– Entendez-vous comme il crie ! disaient les gens.
– Mais non, il ne crie pas, il est mort, répétait Angélique hagarde. Et elle portait les mains à ses oreilles, croyant entendre sourdre du rideau de feu elle ne savait quelle clameur déchirante.
– Comme il crie ! Comme il crie ! disait la foule.
Et d'autres réclamaient :
– Pourquoi lui a-t-on mis une cagoule ? Nous voulons voir ses grimaces !
Une volée de feuilles blanches entraînées par un tourbillon s'échappa du brasier et vint s'éparpiller en cendre au-dessus des têtes.
– Ce sont ses livres de diableries qu'on brûle avec lui...
Le vent rabattit subitement les flammes. Angélique, l'espace d'un éclair, aperçut l'amoncellement des livres de la bibliothèque du Gai Savoir, puis le poteau auquel était liée une forme noire, immobile, dont la tête était recouverte d'une cagoule sombre.
Elle s'évanouit.
Chapitre 16
Elle revint à elle dans la boutique du charcutier de la place de Grève.
« Oh ! que j'ai mal ! » pensa-t-elle en se redressant.
Était-elle devenue aveugle ? Pourquoi faisait-il si sombre ?
Une femme tenant un bougeoir se pencha sur elle.
– Vous voilà mieux, ma petite ! Je finissais par me dire que vous étiez peut-être morte. Un médecin est venu qui vous a fait une saignée. Mais, moi, si vous voulez mon avis, je pense plutôt que vous êtes en mal d'enfant.
– Oh ! non, dit Angélique en portant la main à son ventre. Je n'attends pas mon enfant avant trois semaines. Pourquoi fait-il si sombre ?
– Dame, il se fait tard. On vient de sonner l'angélus.
– Et le bûcher ?
– C'est fini, dit la charcutière en baissant la voix. Mais ça a été long. Quelle journée, mes amis ! Le corps n'a été entièrement consumé que vers 2 heures après-midi. Et, au moment de la dispersion des cendres, il y a eu une vraie bataille. Tout le monde en voulait. On a failli écharper le bourreau.
Elle ajouta après un moment de silence :
– Vous le connaissiez ce sorcier ?
– Non, fit Angélique avec effort, non ! Je ne sais pas ce qui m'a pris. C'est la première fois que je voyais cela.
– Oui, ça impressionne. Nous, les marchands de la place de Grève, nous voyons tellement de choses que nous n'en sommes plus émus. Même que quelque chose nous manque quand il n'y a pas de pendu au gibet.
Angélique aurait voulu remercier ces braves gens. Mais elle n'avait sur elle que de la menue monnaie. Elle dit qu'elle reviendrait et rembourserait la consultation du médecin.
*****
Dans le crépuscule bleu, le beffroi de l'Hôtel de Ville sonnait la fin du travail. Le froid, avec la tombée de la nuit, devenait vif.
Au bout de la place, le vent avivait une énorme fleur rouge de charbons ardents : c'étaient les derniers restes du bûcher.
Comme Angélique rodait aux alentours, une humble silhouette se détacha de l'ombre de l'échafaud. C'était l'aumônier. Il s'approcha. Elle recula avec horreur, car il portait dans les plis de sa soutane une odeur insupportable de bois brûlé et de chair grillée.
– Je savais que vous viendriez, ma sœur, dit-il. Je vous attendais. Je voulais vous avertir que votre mari est mort en chrétien. Il était prêt et sans révolte. Il regrettait la vie, mais ne craignait pas la mort. À plusieurs reprises, il m'a dit qu'il se réjouissait de se présenter en face du Maître de toutes choses. Je crois qu'il puisait une grande consolation dans la certitude qu'il avait d'apprendre enfin...
La voix de l'abbé marqua une hésitation et un certain étonnement.
– D'apprendre enfin si la terre tourne ou ne tourne pas.
– Oh ! s'exclama Angélique que la colère ranima subitement. Comme c'est bien lui !
Les hommes sont tous les mêmes. Cela lui était bien égal de me laisser sur cette même terre qui tourne, ou ne tourne pas, dans la misère et le désespoir !
– Non, ma sœur ! À plusieurs reprises il m'a répété :
« Vous lui direz que je l'aime. Elle a comblé ma vie. Hélas ! je n'aurai été qu'une étape de la sienne, mais j'ai confiance qu'elle saura tracer son chemin. »
« Il a dit également qu'il voulait qu'on donnât le nom de Cantor à l'enfant qui va naître, si c'est un garçon, et de Clémence si c'est une fille.
*****
Cantor de Marmont, troubadour du Languedoc, Clémence Isaure, muse des Jeux floraux de Toulouse...
Que tout cela était loin ! Que tout cela était irréel en face des heures sordides que vivait Angélique. Maintenant elle essayait de regagner le Temple, mais marchait avec peine. Pendant quelques instants, elle raviva sa rancœur envers Joffrey. Cette rancœur la soutenait. Naturellement cela lui avait été bien égal, à Joffrey, qu'elle se consumât dans la douleur et les larmes. Est-ce que les pensées d'une femme ont quelque valeur ?... Mais lui, de l'autre côté de la vie, il allait enfin trouver la réponse aux questions qui avaient hanté son esprit de savant !...
Brusquement, un flot de larmes inonda le visage d'Angélique, et elle dut s'appuyer contre un mur pour ne pas tomber.
– Oh ! Joffrey, mon amour, murmura-t-elle. Tu le sais enfin si la terre tourne ou ne tourne pas !... Sois heureux dans l'éternité !
La souffrance de son corps devenait lancinante et insupportable. Elle sentit, dans son être, une sorte de rupture. Alors elle comprit qu'elle allait accoucher. Elle était loin du Temple. Dans sa marche incertaine, elle s'était égarée. Elle se vit aux abords du pont Notre-Dame. Une charrette s'y engageait. Angélique héla le conducteur :
– Je suis malade. Pouvez-vous me conduire jusqu'à l'Hôtel-Dieu ?
– J'y vais moi-même, répondit l'homme. J'y vais chercher un chargement pour le cimetière. Je suis celui qui mène les morts. Montez donc, ma jolie.
Chapitre 17
– Quel nom lui donnerez-vous, ma fille ?
– Cantor.
– Cantor ! Ce n'est pas un nom chrétien.
– Je m'en moque, dit Angélique. Donnez-moi mon enfant.
Elle reprit des bras de la sage-femme le petit être rouge, encore humide, et que la virago qui venait de l'accueillir sur cette triste terre avait entortillé dans un lambeau de drap sale.
La journée n'était pas encore achevée : minuit n'avait pas sonné à l'horloge fleurdelisée du Palais de justice, et l'enfant du supplicié venait de naître. Le cœur d'Angélique s'était brisé. Son corps avait été meurtri, ses entrailles arrachées. Son sang avait coulé de toutes parts, de son cœur comme de ses entrailles. Angélique était morte en même temps que Joffrey. Avec le petit Cantor, une autre Angélique venait elle aussi de naître, une femme nouvelle où ne survivraient qu'à grand-peine quelques-unes des étranges douceurs et naïvetés de l'ancienne Angélique.
La sauvagerie et la dureté qui palpitaient chez la fillette indisciplinée de Monteloup retrouvaient forme en elle, s'élançaient comme un fleuve noir par la brèche ouverte de sa tendresse et de son épouvante.
De la main elle repoussa sa voisine, créature frêle et brûlante qui délirait doucement. La troisième femme, rejetée contre le bord du lit, protesta. Celle-ci avait une hémorragie lente qui durait depuis le matin. L'odeur fade de son sang, qui imprégnait la paillasse, soulevait le cœur.
Angélique attira à elle une seconde couverture. La troisième occupante du lit protesta encore, faiblement.
« De toute façon, ces deux-là sont pour mourir, pensa la jeune mère. Alors autant que mon enfant et moi nous essayions d'avoir chaud, et de nous en tirer vivants. »