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De plus, sans loyauté, pensa Oliveira en composant le code téléphonique d’Oberg, la trahison n’existe pas.

Oberg répondit en personne. Son visage apparut plat et de biais sur l’écran vidéo d’Oliveira. Derrière son interlocuteur, le Brésilien vit une fenêtre en pierre et un massif de mimosas. Oberg le regarda et se limita à demander en réfrénant un léger nasillement : « Ils sont donc venus ?

— En effet. Je leur ai donné les documents.

— Vous êtes sûr que c’était bien eux ? L’homme et la femme ?

— Ils correspondaient à la description. Et il y avait un troisième homme. »

Oberg sembla étonné. « Un Américain ? »

Oliveira hocha la tête avec nonchalance avant d’esquisser un portrait de Keller. Oberg prit des notes. « Il va me falloir une photographie, finit par dire l’homme de l’Agence, et toutes les informations qu’il vous a données. »

La voix exigeait l’obéissance. Subalterne professionnel, Oliveira comprenait le mécanisme de l’ordre donné. Donner des ordres venait tout naturellement à des gens comme Oberg. Celui-ci dégageait une impression d’autorité, même par l’intermédiaire du téléphone, il semblait tendu, prêt à bondir. Si nous étions des chiens, songea Oliveira, il faudrait que je lui présente ma gorge. « Aucun problème », assura-t-il, obéissant mais, à contrecœur, en regrettant d’avoir à le faire.

Oberg avait toutefois été surpris d’apprendre l’existence du troisième homme, Keller. Tu n’es pas si omniscient, après tout, pensa Oliveira en regardant l’image disparaître sur l’écran. Il te reste des choses à apprendre.

Cette pensée lui procura une satisfaction passagère. Il sonna sa secrétaire pour lui demander un deuxième cafezinho.

2. Dans la soirée de leur dernière journée à Brasilia, Keller s’assit dehors sur le portique en briques de leur chambre d’hôtel, pour regarder la circulation de fin de journée s’écouler hors de la ville, bureaucrates en rectangulaires automobiles chinoises et secrétaires à bord de bus bondés, tandis que le soleil se couchait sur le planalto.

Un peu plus tard, Teresa écarta le rideau de perles pour venir le rejoindre avec les documents obtenus au bureau d’Oliveira. Y figurait le nom Teresa Maria Rafaël, celui qu’ils avaient téléchargé de sa pièce d’identité obtenue au marché noir : celui donné par sa famille adoptive, d’après Byron, dans les mois ayant suivi l’incendie.

Elle prit place sur une chaise près de lui. Elle avait une expression songeuse – depuis leur rencontre avec Oliveira, pensa Keller. « C’est bizarre, finit-elle par lancer. Quand on y pense. Que des gens ordinaires fassent ça, je veux dire. »

Keller émit un bruit interrogateur.

« Eh bien, cela m’a frappée, voilà tout. On entend des mots comme « contrebande » et « criminel ». On dirait que ça vient du journal télévisé du Réseau. Mais c’est ce qu’on est, en fait, non ? Des contrebandiers et des criminels.

— Aux yeux de certains, admit Keller. Cela vous fait peur ?

— Je crois, oui. Maintenant que nous sommes là. Dans les Flottes, c’était le projet de Wexler. Il l’a organisé et financé, on lui rendait service. Mais ici… c’est rien que nous, pas vrai ? » Elle détourna les yeux. « Oliveira me fait peur. Il y a quelque chose de moche en lui. Il ne m’inspire pas confiance. »

Keller fit un geste vers la liasse qu’elle tenait à la main. « S’il était digne de confiance, il ne nous aurait pas donné ces papiers.

— Mais il n’y a pas que lui. Il doit y en avoir d’autres comme lui. Des gens qui veulent nous arrêter.

— Les Agences, dit Keller. Le gouvernement brésilien, potentiellement, au moins.

— C’est le monde réel, fit Teresa d’un ton distant.

— Trop réel. » Sur une impulsion, il ajouta : « Vous pouvez renoncer, vous savez. Il n’est pas trop tard pour acheter un billet de retour. » Il haussa les épaules. « Ce serait peut-être plus sage. »

Elle se leva et se pencha par le balcon, les coudes sur la rambarde. Les dernières lueurs du jour semblaient l’entourer et la contenir. Elle secoua la tête. « Je suis venue ici pour une raison précise. Et je ne suis pas fragile.

— Vous faites confiance à Wexler à ce point ? »

Elle y réfléchit. « Vous ne le connaissez pas, répondit-elle.

— Je ne sais de lui que ce que j’en ai entendu dire.

— Il a passé des années à Harvard. Vous le saviez ? À travailler très sérieusement dans la cryptologie. Il a fait un peu de recherche sous contrat avant que les gens de la sécurité ne l’en empêchent, il a donc eu accès à quelques-unes des premières pierres de Pau Seco. Tout le monde les branchait à des micropuces, vous savez, pour en extraire des données. En pensant obtenir une révélation vertigineuse… la sagesse des étoiles. Lui aussi, mais l’interface humaine le fascinait davantage. Le fait d’avoir des visions en les touchant. Comme personne n’arrivait à comprendre comment cela fonctionnait, personne ne s’y intéressait vraiment : c’était des « données molles ». Mais rien d’autre ne comptait pour lui.

— Du mysticisme, intervint Keller.

— Il s’y est mis, ouais. À cette idée de sagesse. Pour lui, on ne peut rien toucher ou sentir sur terre qui ne nous soit vraiment étranger, à part les pierres. L’Autre ultime.

— Il a gagné beaucoup d’argent.

— Il a gardé tous ses contacts dans les labos gouvernementaux. Le cercle des vieux potes d’université. C’est facile, pour lui, d’avoir des pierres, ou des copies de pierre, une fois qu’on en a extrait les données. Il contrôle par conséquent une bonne partie du marché noir sur la côte. Si bien que oui, il a gagné beaucoup d’argent… mais je le crois sincère. »

Keller réagit d’un ton prudemment neutre : « Vous croyez à ce qu’il raconte ?

— Sur les pierres ? » Elle haussa les épaules. « Je n’en sais rien.

— Vous avez fait l’expérience.

— Pour moi, précisa-t-elle doucement, cela a toujours été plus personnel. » Le soleil étant désormais couché, le ciel au-dessus de la ville rayonnait d’un bleu sombre. « Est-ce possible, Ray ? demanda-t-elle. Qu’en examinant une chose aussi étrangère qu’une pierre de rêve, en la regardant aussi longtemps et aussi attentivement qu’on le veut… on découvre qu’on se regarde soi-même ? »

Il se souvint de ce que Byron lui avait raconté : Teresa dans une cabane des Flottes, à troquer des œuvres artistiques contre des enképhalines synthétiques. « Je ne suis pas fragile », avait-elle affirmé, elle qui semblait pourtant à Keller aussi fragile et aussi cassante que du verre… sauf qu’une énergie intérieure, une nervosité jaillissait d’elle.

Il eut un peu peur pour elle, ce qui était mal : adhyasa, pensa-t-il, le péché de l’Ange. Il se leva en hâte. « Demain, on prend le bus pour Cuiabá, rappela-t-il. On ferait mieux d’aller se coucher. »

Les étoiles avaient fait leur apparition au-dessus des sombres limites du planalio.

3. Mais elle ne dormit pas. Trop de café, se dit-elle, trop de pensées en tête. Aussi, dans l’espoir de s’épuiser, alla-t-elle marcher avec Byron sur l’avenue passant devant leur hôtel.

Brasilia était calme, la nuit. Elle entendait le bourdonnement hésitant des anciens lampadaires à potassium, régulièrement troublé par le lointain grondement d’un camion. Elle ne vit dans les rues que quelques touristes en goguette et quelques putes qui patientaient près d’une fontaine publique. Irréelles, pensa Teresa, vides, ces vieilles tours blanches.