Ils roulèrent jusqu’au crépuscule et au-delà. Le ciel noircit : les lampes de lecture s’allumèrent au-dessus de leurs têtes. Byron enfonça son bonnet de laine sur ses yeux et dormit. Keller s’absorba dans la lecture d’un magazine apporté de Brasilia. Il n’y avait guère de monde dans le bus : surtout des hommes d’affaires mécontents en costumes froissés, quelques Coréens aux expressions droguées, des posseiros ronflant sur les banquettes bon marché du fond. Et quelques touristes… comme nous, pensa-t-elle, puis : sauf qu’on n’en est pas. Elle songea à dormir mais comprit qu’elle n’y arriverait pas : elle ressentait avec trop d’acuité la pression de la nature sauvage.
Peu avant minuit, Keller baissa le dossier de son siège et s’assoupit. Elle se surprit à l’observer avec un petit sourire aux lèvres, à observer la manière dont le sommeil lui décontractait le visage. Il semble différent, se dit-elle, une fois que toute la tension de la journée l’a déserté.
Elle pensa : c’est un Ange.
Étrange comme on l’oubliait facilement. En lui parlant, songea-t-elle, on pouvait s’adresser en réalité à un million de personnes. Tout ce qu’il voyait se retrouvait dans sa mémoire mécanique, enfoui quelque part en lui. Il se souvenait pour la multitude.
Elle se demanda s’il pouvait désactiver cela… et dans ce cas, s’il le ferait.
Elle s’assoupit malgré elle. À son réveil, dans la chaleur du matin, la nature sauvage avait disparu : le bus traversait un barrio fumant, avec des cabanes en tôle dressées sur de crasseuses petites collines… la banlieue de Cuiabá, lui apprit Keller. « Une ville horrible. Une ville de viande. Sans autre véritable industrie que les abattoirs. » Il plissa le nez. « On sent déjà l’odeur.
— Vous êtes déjà venu ?
— Pendant la guerre, répondit-il d’un ton fatigué. C’était une base arrière. De là, on partait en transport sur la route BR-364. Et on rencontrait pas mal de guérilla dans les villages fermiers. »
Une ancienne ville militaire, donc. D’où tous ces panneaux en anglais et en japonais cursif qu’elle avait vus en chemin : Bars Restaurants, Peep-shows, Mangas. La station de bus elle-même consistait en une caverneuse structure en béton bondée de gens. Les vieux bus à moteur diesel l’emplissaient de leurs gaz puants, et les noms écrits sur les cartons au-dessus des guichets parurent étranges à Teresa : Ouro Preto, disait l’un, et un autre : Ariquemes. Elle chargea son sac sur son épaule et ils quittèrent le terminal, Byron les conduisant à un hôtel dont lui avait parlé Wexler. Un homme les y rencontrerait, avait promis celui-ci. Elle se sentait perdue, à marcher ainsi entre ces vieux bâtiments coloniaux. C’était un mauvais quartier, avec encore des bars, ainsi que des hommes en haillons endormis sur les trottoirs défoncés. Au fond d’une allée proche de l’hôtel, elle vit une enseigne qui l’intrigua : ÉGLISE de la VaLE DO Amenhecar, avec derrière, dans la vitrine poussiéreuse, l’image peinte d’une main levée, dans la paume de laquelle irradiait une pierre de rêve.
Nous voilà tout proches, pensa-t-elle, et le pronom nous lui vint avec un tel naturel qu’elle ne remarqua pas son étrangeté.
2. À partir de là, si Keller avait bien compris le plan, ils cesseraient d’être des touristes. Ils passeraient, un jour, peut-être deux, dans l’arrière-pays sertão. Un chauffeur de camion, un Vietnamien expatrié du nom de Ng, les emmènerait à Pau Seco.
Mais Ng ne se trouvait pas à l’hôtel. Aucun problème, assura Byron. Ils avaient réservé pour trois jours. Ng viendrait le lendemain, promis. Au plus tard le surlendemain.
Keller haussa les épaules et déroula son matériel de couchage sur le sol de la chambre d’hôtel.
Si on pouvait appeler cela un hôtel. Cuiabá n’avait rien d’une ville touristique et le bâtiment consistait en une boîte de vieux stuc et de bois pourrissant. Byron et Teresa prirent les deux minuscules lits de la chambre. Keller resta un moment allongé dans le noir, conscient des bruits nocturnes : le gémissement des camions frigorifiques emplis de viande dans les rues étroites, les distances vides entre les vieux immeubles. Conscient aussi de la distance entre Teresa et lui, ou entre Byron et Teresa : des distances désormais lourdes de sous-entendus.
Il comprenait maintenant – il lui avait fallu plusieurs jours – à quel point Byron était amoureux de Teresa.
Il comprenait aussi que la réciproque n’était pas vraie.
Cela le surprit un peu. Dix ans plus tôt, Byron avait été l’Ange modèle : rusé, distant, obscur derrière ses lentilles protectrices. Il projetait toujours cette image, lorsqu’il trafiquait des pierres de rêve dans les Flottes. Mais en présence de Teresa (Keller observa impitoyablement tout cela), il changeait du tout au tout, devenant nerveux, la regardant quand il pensait qu’elle ne s’en apercevrait pas, courbant presque l’échine.
Étrange, mais sans doute prévisible. L’ayant sauvée d’un lent suicide, Byron devait plus ou moins se sentir responsable d’elle. Surtout avec cette aura d’inachèvement qu’elle dégageait. Elle ressentait d’étranges attractions. Elle avait souvent et profondément bu au puits des onirolithes. Keller reconnaissait que tout cela ne manquait pas d’un certain charme… celui d’un territoire nocturne, dangereux et exotique. Il comprenait l’attrait.
Peut-être même trop bien, songea-t-il.
Ses yeux allèrent se poser sur le lit qu’occupait Teresa.
En dépit de ses doutes, en dépit de ses défauts, Keller avait appris, au cours des années ayant suivi la guerre, à pratiquer avec rigueur l’art du wu-nien. Il avait appris aussi à reconnaître ce qui menaçait cette condition. Des menaces nommées compassion, haine, désir, amour. Lors de ses classes d’Ange, on lui avait enseigné à les rejeter avec autant de ferveur qu’un moine bouddhiste met de côté les tentations de la chair. Mais tout comme ces dernières, elles n’étaient pas faciles à réprimer. Lorsqu’on les réprimait, elles avaient tendance à resurgir, au hasard, à l’improviste.
Il gisait cloîtré dans l’obscurité, son pouls lui bourdonnant dans les oreilles. Dans la faible lumière de la ville traversant les rideaux, il distinguait la forme du corps de Teresa sous les couvertures, sa délicate géographie.
Tu n’es pas assez bête pour penser à ce à quoi tu es en train de penser.
Il ferma les yeux et s’appliqua à vider son esprit. Il pensa à un miroir brillant, en référence au poème de Shen-shiu qu’ils avaient tous mémorisé durant leur entraînement d’Ange : Nous le nettoyons avec soin / Sans laisser s’y déposer la moindre poussière.
Mais de la poussière s’y est bel et bien déposé, s’aperçut Keller. Des sentiments qu’il pensait avoir cautérisés depuis longtemps resurgirent en lui.
Adhyasa, pensa-t-il tristement. Le péché de l’Ange.
Il s’éveilla fatigué : Byron lui tendit une tasse de café remplie au distributeur mural. Vers onze heures, leur chauffeur de camion n’était toujours pas arrivé. Les mains dans les poches de son pantalon de treillis ou de sa chemise kaki, Teresa s’agitait avec impatience dans la chambre, broyant du noir. « Je veux sortir, finit-elle par lancer.
— Il faut attendre ici, expliqua Byron. Il faut qu’on soit là à l’arrivée de Ng.
— On n’a pas besoin de rester tous les trois. »
Byron releva le menton et tambourina pensivement des doigts. « Où veux-tu aller ?