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— Voir l’église devant laquelle on est passés. L’église des pierres de rêve.

— C’est une église de la Vallée, dit Byron. Un culte venu de la jungle. Tu veux sacrifier un poulet ? On devrait pouvoir arranger ça. »

Keller se rappela la Vallée à l’époque de la guerre. La Vale do Amenliecar était un culte brésilien vénérant les pierres de rêve, l’une des religions de pacotille suscitées par la découverte des oniros. Une religion de paysans, excessivement syncrétique : ils croyaient aux jaguars sacrés, à la divinité du Christ, à l’arrivée imminente de flottes de soucoupes volantes.

« Je veux voir à quoi ça ressemble », insista Teresa. Elle ajouta tranquillement : « J’en ai le droit.

— C’est peut-être dangereux.

— Rien dans toute cette expédition n’est sans danger. » Elle se tourna vers Keller. « Vous voulez venir ? »

Il répondit oui sans même y penser.

Bvron se tourna avec raideur vers la fenêtre. Par-dessus son épaule, Keller vit le ciel plombé déverser des torrents de pluie dans les rues noires et luisantes. « Vas-y, dit calmement Byron. Va glaner un peu de couleur locale. » Il regarda Keller d’un air peiné. « Pourquoi pas, après tout. »

3. Sur le trottoir, un marchand ambulant proposait des parapluies. Teresa en acheta un, qu’elle déploya au-dessus de leurs têtes. Simple papier sulfurisé couleur dahlia, pensa-t-elle, mais cela nous protégera du crachin.

« Il vous aime, vous savez », dit Keller.

En parlant de Byron. Cela la surprit. Elle dévisagea Keller, regarda ses yeux bleus, délibérément inscrutables. « C’est une question d’Ange ? demanda-t-elle. Ou bien vous vous faites vraiment du souci pour lui ?

— Ce n’était pas une question, répondit-il avec calme. Et cela ne me regarde pas, j’imagine. Mais ça saute aux yeux. »

La circulation s’écoulait dans les rues détrempées : chariots électriques, scooters, grandes automobiles japonaises. Keller se recroquevilla sous le parapluie et mit son bras autour de la taille de Teresa. « J’aime Byron, dit celle-ci d’un ton prudent. Vraiment. Je l’aime pour ce qu’il a fait. Je ne suis pas sans cœur.

— Il y a toutes sortes d’amour.

— Nous sommes restés ensemble un temps. Ça n’a pas fonctionné entre nous.

— Il n’a pas cessé de se soucier de vous.

— Je lui en suis reconnaissante aussi. J’ai eu besoin de lui à certains moments. C’est peut-être égoïste… Je n’en sais rien. » Elle fronça les sourcils, étonnée par la curiosité de Keller.

« Cela m’a pris au dépourvu, voilà tout, expliqua-t-il. Je ne savais pas qu’il pouvait se montrer si…» Il chercha le mot. «… acharné.

— Obsédé, vous voulez dire. Mais nous le sommes tous. » Ils avaient désormais atteint l’église, où des chandelles brûlaient derrière les fenêtres poussiéreuses. « Obsédés. Tous les trois. » Elle tendit le doigt, toucha l’icône peinte de la pierre de rêve. Elle sentit la compassion de Keller disparaître d’un coup.

Il lui prit la main, qu’il tira en arrière. « Si vous suivez ce truc, dit-il, il pourrait vous faire descendre très bas.

— Vous êtes expert dans le domaine, hein ? » Il sembla surpris. Mais ce n’était pas une insulte. Elle parlait sincèrement. « Être un Ange doit ressembler à ça. Byron en parle, des fois. Voir sans ressentir. » Elle le regarda avec prudence. « On dirait que vous l’avez déjà suivi bien bas. »

Un rideau tomba devant son visage. « Ce n’est pas comparable. »

Elle haussa les épaules et ouvrit la porte.

L’intérieur de l’église leur apparut sombre et vide. Cela avait dû être, bien longtemps auparavant, une église catholique, enfouie là entre des bâtiments plus hauts et plus récents. Derrière l’autel, noire de suie, se dressait une intaille en vitrail de la Vierge Marie, la main levée. Le verre était vaguement éclairé par-dessous : aucune lumière extérieure ne pénétrait là.

Une vieille femme sortit d’une arrière-salle, les regarda avec une expression mécontente et s’adressa à eux en un portugais sifflant. Keller traduisit : « Elle dit que les touristes ne sont pas admis ici. » Igreja, ajouta la vieillarde. « C’est une église.

— Répondez-lui que nous voulons utiliser une pierre. »

Keller parla en hésitant sur les mots. La vieille femme soupira et repartit au fond de l’église. Teresa s’assit à l’une des tables éclairées à la bougie installées, semblait-il, à l’ancien emplacement des bancs. La femme revint en serrant sous son bras un coffret à verrou. Elle le tint de façon protectrice tout en tendant la main, paume vers le haut. Keller lui remit un billet de cent cruzeiros.

La vieille alla se placer près de la porte tandis que Teresa ouvrait le coffret.

La pierre qu’il renfermait était une copie de énième génération, à l’aspect assombri par les polluants, aux angles émoussés, aux couleurs pâles.

Elle pouvait ne guère valoir davantage que la somme payée par Keller pour obtenir le privilège de la toucher. Toutefois…

Si proche, maintenant, pensa Teresa.

Elle tint l’onirolithe dans la main.

C’était toujours pareil, pour elle, cette impression de s’ouvrir, de sortir de la coquille de son corps. Les yeux fermés, elle se sentait en suspension dans un espace indéfini. La pièce avait disparu tout autour d’elle, son corps lui semblait engourdi et distant.

Les nombreuses recherches menées sur ce phénomène mystérieux n’avaient guère permis de mieux l’appréhender. D’après la théorie actuelle, avait compris Teresa, les onirolithes agissaient d’une manière inconnue mais directe sur l’esprit – l’« âme » du cristal touchant celle présente dans sa propre architecture de sang et de tissus humains. Peut-être les Exotiques s’étaient-ils servis des pierres de cette manière, peut-être les visions qu’elles créaient représentaient une espèce de diffraction faussée de cette fonction, l’esprit humain s’efforçant de comprendre un code inhumain.

Cela n’avait pas vraiment d’importance. L’important consistait en ces demi-rêves continuels, les fragiles personnages aux ailes bleues dans leur impossible plénitude… leurs déserts, forêts, fermes et villes… ainsi que les scénarios humains, presque aussi étranges, un défilé d’ancêtres. Elle sentit leur force même par l’intermédiaire de cette copie grossière. Étourdie par cette puissance, elle tendit la main vers celle de Keller.

Il eut un mouvement de recul.

« Tout va bien », murmura-t-elle, d’une voix qui lui parut vague et distante. « C’est juste… J’aimerais ne pas être seule. » Elle ouvrit alors un instant les yeux pour le voir.

Il hocha lentement la tête. Sans cesser de la regarder – ses yeux posés sur elle avec autant d’insistance qu’un animal apeuré –, il tendit sa grande main par-dessus la table.

Le contact fut électrique.

De vieux et puissants souvenirs.

Elle vit Keller à Cuiabá une dizaine d’années plus tôt.

Keller la recrue. Keller à bord d’un transport militaire tacheté de vert en provenance de Rio. Keller et deux autres soldats affectés à une unité de combat dans cette ville abattoir, abasourdi, un fusil lance-fils réglementaire sur une épaule, son sac marin sur l’autre.

Son visage était brouillé – une image entraperçue et ignorée dans les miroirs –, mais d’une jeunesse cruelle. Maigre comme un clou, rasé de frais, rendu naïf par une enfance dans les brûlantes banlieues aqueduc. « La bienheureuse innocence de celui qui n’a pas compris »… comme avait dit Meg.