Megan Lindsey était l’une des femmes de sa section. Soldat de 1ère classe comme lui, mais ayant déjà connu le feu : elle avait patrouillé sur le dangereux couloir de la BR-364. « Californienne, dit Byron, comme toi. Ne parle pas beaucoup. Mauvais caractère, d’après certains. Je pense qu’elle a juste peur… et peur de le montrer. »
Byron Ostler était l’Ange de la section. Keller était fasciné par lui, par ce gnome aux cheveux blancs plus jeune que lui d’un an et arraché par la conscription à ses études de chimie industrielle dans une université agricole du Midwest. Byron lui montra la cicatrice sur sa nuque. « Cicatrice d’Ange, expliqua-t-il. Apprends à la repérer. » Il regarda Keller de derrière ses lentilles de protection. « Tu ne devrais pas t’approcher de moi, tu sais. Si tu fréquentes les monstres, tu es un monstre. En plus, qui sait ce qui pourrait se retrouver téléchargé ? » Il lui montra un instant son tatouage. « Les yeux du Service du Personnel sont posés sur toi.
— Ils regardent tous ces enregistrements ?
— Surtout ceux des combats. Les regarder en temps réel est comme qui dirait problématique. Mais on ne sait jamais. »
Cela ne gênait pas Keller. Byron le fascinait, et Meg encore davantage. Il s’arrangea pour se retrouver près d’elle à la cantine, lui parla un peu. Elle sembla apprécier qu’il s’intéresse à elle. Sa famille gérait une bactérioferme dans la vallée de San Fernando : Meg avait pris une teinte marron, à faire le tour des enclos tous les étés depuis l’âge de dix ans pour reporter les indications des jauges de fermentation dans un enregistreur portable. Elle était souple, petite, avec un visage expressif, mais Keller pensa que Byron devait avoir vu juste : de la peur se tapissait aussi non loin de la surface.
Il l’observa sur le terrain de manœuvres effectuer des katas ésotériques sous le soleil tropical. Luisante de sueur, elle atteignait la grâce. Son T-shirt kaki pendait mollement à ses épaules, les énormes poches du pantalon de treillis s’épanouissaient sur ses hanches. Ses cheveux, coupés militairement au carré, renvoyaient la lumière verticale du soleil. Keller n’avait jamais rien vu qui ressemblait à Megan. Il la regarda de l’ombre d’un hangar, laissant le souvenir se graver en lui, admettant pour la première fois qu’il était peut-être tombé amoureux d’elle. Elle bougeait comme une faux, et ne sembla pas le voir avant, quelques instants plus tard, de s’asseoir zazen dans la chaleur moite, alors que des nuages d’orage montaient derrière elle du Mato Grosso à l’horizon, et de le regarder… de plonger son regard dans le sien et de le bouleverser d’un sourire.
Le camp de Cuiabá étant bondé, Keller dormait dans une tente plantée à l’extérieur entre les lampadaires aux halogénures et la clôture en barbelés. Ce soir-là, après l’extinction des feux, elle vint du bunker des femmes en murmurant son nom dans le noir, et même s’ils ne l’avaient pas prévu, Keller ne fut pas surpris : le regard de Meg avait renfermé cette promesse. Ils firent l’amour avec maladresse mais passion, échangèrent des souvenirs d’enfance durant les heures précédant le réveil.
Quand il l’interrogea sur les patrouilles le long de la BR-364, elle se redressa d’un coup, frissonnant dans le noir. « Tu le découvriras bien assez tôt. »
Il s’excusa d’avoir posé la question. Elle fit passer ses doigts dans ses cheveux courts. « Par ici, Ray, c’est facile de faire des choses dont on n’est pas fier. »
La section sortit deux jours plus tard. Un transporteur de troupes les lâcha dans la campagne misérable au sud de Ti Parana. Keller marcha en pointe pendant un temps. Byron partit dans une espèce de fugue d’Ange, parlant peu, regardant avec intensité, glissant – pensa Keller – au-dessus des profonds courants de sa peur. Meg avait les phalanges blanches à force de serrer son lance-fils. La tension était palpable – il y avait eu des activités de guérilla dans ces villages fermiers criblés de trous – mais ils ne virent pas de combats avant de tomber dans une embuscade au milieu d’un champ de manioc boueux, quelque part au Rondônia. Le bruit fut soudain et assourdissant. Le ciel s’illumina de l’éclat antiseptique du phosphore en feu. Keller entendit les bombes à fragmentation exploser et siffler tout autour de lui, il tomba à genoux sans réfléchir. Le sang…
« Non », dit-il en ôtant la main.
Secouée, Teresa ouvrit les yeux.
Keller la regardait d’un air mécontent. Elle comprit qu’une partie avait filtré jusqu’à lui, les puissantes images franchissant le fossé entre eux. Les propres souvenirs de Keller. « Je suis désolée », assura-t-elle d’une voix rauque. Elle ouvrit la main et lâcha l’onirolithe sur la table. La vieille Brésilienne se précipita avec sa boîte métallique. « Passou a hora. » Leur temps était écoulé.
Cela la laissa déprimée. Ils rentrèrent à l’hôtel dans les suites de la pluie, dans l’humidité fétide montant des rues. À l’embouchure d’une allée, Teresa aperçut une posseiro, en transit ou sans domicile, allaitant un enfant nu accroupie au milieu de ses affaires. L’enfant avait une crinière de cheveux noirs, des grands yeux et des traits amérindiens. Sa mère berçait sa tête au creux de son bras en le regardant avec une expression naturelle d’affection qui fit se détourner Teresa, soudain faible. Après ce que Keller avait dit sur Byron, après ce qu’elle avait vu, elle se sentait punie. Nous sommes tous venus chasser un graal, se dit-elle, nous sommes venus creuser pour le trouver, lutter pour le trouver, non par avidité mais par sincérité mal placée… et voilà qu’elle tombait sur cette femme illettrée tapie dans une allée, à coup sûr pauvre et a priori sans domicile, mais entière là où eux étaient brisés (elle sentit comme un vent froid la traverser), saine là où eux étaient invalides. Cela la fit se sentir toute petite, cela la fit avoir honte.
Une chaleur confinée emplissait le hall de l’hôtel. Dans la chambre, Ng attendait.
CHAPITRE 7
Une fois certain que les Américains avaient quitté Brasilia, Stephen Oberg prit un vol direct de la SUDAM pour Pau Seco.
Il lui suffit d’exhiber sa carte de l’Agence. La SUDAM et le gouvernement brésilien avaient en général collaboré avec empressement. En théorie, d’après ses papiers, Oberg était un technicien civil employé par la lutte antidrogue américaine, mais depuis la grande fusion des agences fédérales des années 30, la distinction manquait de clarté : il avait pour supérieur immédiat un bureaucrate de la National Security Agency détaché auprès de la branche Sécurité, et il ne rendait de comptes qu’à l’Ambassade.
L’avion était bondé de soldats de la paix en uniforme vert pomme qui discutaient entre eux avec de laconiques accents de la vallée de l’Araguaia sans porter la moindre attention à l’océan de forêt sombre qu’ils survolaient. Oberg posa la tête sur un coussin et fit semblant de dormir. C’était un homme de 85 kilos, corpulent dans son costume gris, à la pensée lourde mais méthodique. Guère enclin aux crises de nerfs, il reconnaissait toutefois que le Brésil le rendait nerveux.
Il faudrait procéder à des changements. Il avait essayé de le faire comprendre aux Agences et aux fonctionnaires gouvernementaux rencontrés durant son bref séjour. Pendant des années, l’exploitation de Pau Seco était restée assez simple : la contrebande provenait surtout des installations de recherche américaines et asiatiques, dans lesquelles il était trop facile de dupliquer les pierres pour que cela n’en devienne pas tentant. La contrebande directement à partir de Pau Seco posait plus de problèmes, et des années durant, il n’y avait eu aucune bonne raison de s’y risquer. Le Bloc de l’Est avait régulièrement fait sentir sa présence, mais il fallait s’y attendre… voire le tolérer, dans certaines limites. Les exigences de l’équilibre des pouvoirs. La situation avait cependant changé.